Text of the play A stormy night (French translation)

Une nuit orageuse (O noapte furtunoasă 

par I.L. Caragiale
Comédie en deux actes
adaptation d'Eugène Ionesco
et Monica Lovinesco

PERSONNAGES

DUMITRAKÉ, TITIRCA COEUR DE PIERRE, commerçant en bois,
capitaine de la garde civile.
NAÉ IPINGESCO, sous-commissaire, ami politique du capitaine.
KIRIAK, débitant de boissons, homme de confiance de
Dumitraké, sergent de la garde.
SPIRIDON, apprenti dans la maison de Titirca.
RICA VENTURIANO, archiviste au Tribunal, étudiant en droit
et publiciste
VÉTA, conjointe de Dumitraké.
ZITZA, sa soeur.

À Bucarest, chez Dumitraké.

PREMIER ACTE

Pièce d'une maison de banlieue. La porte au fond donne
sur l'antichambre. De chaque côté de la porte il y a une
fenêtre. Meubles en bois et en rotin. À gauche, au premier
plan, une porte et au fond une autre porte. À droite, au
second plan encore une porte. Un fusil de gardien appuyé
contre la fenêtre au fond, à droite, avec la baïonnette accrochée
à côté.

SCÈNE 1
Dumitraké, habillé en capitaine de la garde, sans son sabre,
et Naé Ipingesco.

DUMITRAKÉ, enchaînant. Voilà des bons à den, des clochards,
des scribouillards ! On sait ce qu'ils valent ! Ça
mange, à crédit, ça boit sur promesse, ça embobine les
gens et le soir, tout frais tout beau, ça poursuit de leurs
assiduités les épouses des gens comme il faut. Plus
moyen de sortir avec sa bourgeoise dans la rue, les bagabonds
sont là en foule. Un vaurien, un pauvre type de
fonctionnaire, pas un sou percé en poche, ça court après
les mères de famille, ça veut briser les foyers des commerçants,
monsieur !
IPINGESCO. Pas après toutes, patron, ça dépend aussi de la
femme, si elle lui fait de l'oeil, si elle fait des chichis,
bien entendu les bagabonds n'attendent que ça.
DUMITRAKÉ. Je vous demande bien pardon, je sais où vous
visez. Mais mon épouse n'est pas de celles-là, monsieur !
IPINGESCO. Sur ma conscience, patron, vous n'avez pas
pensé que j'ai voulu, comme qui dirait, faire une allusion
? Ça me fait de la peine.
DUMITRAKÉ. Je ne dis pas ça, monsieur Naé, mais je veux
dire, comme qui dirait, que mon épouse n'est pas de
celles que vous avez dit et pourtant voilà on s'est attaqué à moi aussi.
IPINGESCO. Les bagabonds vous ont suivi, vous?
DUMITRAKÉ. Ils m'ont suivi et ils me suivent.
IPINGESCO. Un homme comme vous?
DUMITRAKÉ. J'ai une ambition, monsieur, quand il s'agit
péremptoirement de mon honneur familier.
IPINGESCO. Raison !
DUMITRAKÉ. Même si je risque de me transformer en criminel,
que je le prenne encore, le bagabond, à rôder par
ici et je te l'exécute.
IPINGESCO. Quel bagabond ?
DUMITRAKÉ. Un bagabond. Est-ce que je le connais?
IPINGESCO. Ben alors, si vous le connaissez pas, comment
que vous savez si il est bagabond ?
DUMITRAKÉ. Quelle question! Je vous dis merle et vous
comprenez flûte. Bien sûr vous avez des excuses; pouvez
pas savoir ce qui m'arrive, comme il me fait bouillir
des pieds à la tête depuis deux semaines entières. C'est
pas que je crains quelque chose au sujet de ma femme,
qu'elle ne ...
IPINGESCO. Pensez donc! M'ame Véta! C'est pas à moi
qu'il faut le dire. Je la connais.
DUMITRAKÉ. C'est pas que je crains quelque chose, mais
j'ai une ambition quand il s'agit péremptoirement de mon
honneur familier.
IPINGESCO. Raison!
DUMITRAKÉ. Le bagabond ...
IPINGESCO. C'est vrai. Vous aviez commencé à me raconter

l'histoire ...
DUMITRAKÉ. Alors, attendez, je recommence ...
IPINGESCO. l'attends.
DUMITRAKÉ. Vous savez bien que pour le Mardi-gras, on a été
au théâtre de verdure, à l'Union Nationale. Il y avait moi,
ma conjointe et ma belle-soeur Zitza. On se met à une table,
question de voir de ces farces que joue Ionesco. Après à
UNE NU/T ORAGEUSE
peu près un quart d'heure environ, voilà-t-y pas que j'en
vois un, un bagabond de fonctionnaire.
IPINGESCO. Comment que vous savez qu'il est fonctionnaire ?
DUMITRAKÉ. Comme il est vêtu, ça peut pas être un commerçant.
Voilà-t-y pas qu'il s'amène et s'installe à une
table à côté, les yeux fixés sur nous, le dos tourné à la
comédie. Et il me met son menton dans sa main et il me
l'appuie, l'appuie, l'appuie... et il commence à zyeuter
ces dames, et zyeute, et zyeute, zyeute ... Comme le Bon
Dieu m'a doté d'ambition, je me lève dans l'intention de
vider les lieux. Mais ces dames, pas du tout, faut rester,
le théâtre n'est pas fini. Alors, je regarde le bagabond de
travers, j'avais envie de lui flanquer une giroflée à cinq
branches, mais me compromettre, moi, un commerçant,
devant le monde, avec un rien du tout et en public, ça se
fait pas. Je tourne un peu la tête, je fais semblant que ça
m'est égal, le bagabond les yeux esorbités fixe toujours
ces dames. Et même qu'il pose ses lunett~s sur le nez.
Sifflement. Oh là, m'sieu Naé, s'il avait ét~ là pour me
faire tourner les sangs, je lui aurais fait sauter les lunettes
des yeux et le chapeau de dessus son crâne à faire hurler
les chiens à l'autre bout du pays.
IPINGESCO. Raison.
DUMITRAKÉ. Enfin, le théâtre est fini. On se lève pour partir.
Monsieur le vaurien se met sur pattes à son tour. On
s'en va, il nous suit. Je le regardais du coin de l'oeil... Je
tenais pas à attirer l'attention de ces dames, histoire de
pas les gêner. Vous savez comment qu'elle est, ma V éta,
elle a de la pudeur.
IPINGESCO. À qui le dites-vous. Je sais qui elle est. Et alors ...
DUMITRAKÉ. Ben alors on s'engage dans le passage de Petit
Saint-Jean en direction du pont de Terre, va-nu-pieds
après nous ; on se retrouve derrière la préfecture de la
police coudes-percés derrière nous. On arrive rue de
Saint-Élie-de-Gorgane, le bon à rien comme une ombre.
On entame sur Michel le Brave pour aboutir en direction

UNE NUIT ORAGEUSE
de l'Établissement Central, tripes-creuses à nos trousses.
Je le regardais du coin de l'oeil, le sang bouillonnant dans
mes veines, mais j'voulais pas le dire à ces dames.
IPINGESCO. Raison. Pour pas les gêner.
DUMITRAKÉ. Vous savez comme qu'elle est, ma Véta ...
IPINGESCO. Pudique! À qui le dites-vous!
DUMITRAKÉ. Dépassé l'Etablissement Central, je regarde
derrière moi: plus de coudes-percés. On fait encore
quelques pas, j'regarde de nouveau, le bagabond s'était
envolé.
IPINGESCO. Pardon pour mon impression, patron, mais je
pense que vous vous êtes monté la tête pour rien. P't'êt'
ben qu'il domicilie dans le coin, dans le quartier de la
Colline: disons ben qu'il est venu au théâtre de verdure
tout comme vous, qu'il est resté jusqu'à la fin de l'attraction,
que vous avez pris le même chemin pour retourner
à vos domiciles: il s'est arrêté au sien et vous avez continué
vers le vôtre.
DUMITRAKÉ. C'est ce que j'ai cru moi aussi tout d'abord,
mais attendez voir c'est pas fini 1... Une bonne semaine
s'est écoulée entre-temps. J'avais presque perdu de vue
l'histoire du bagabond. J'me disais p'têt' ben qu'il habite
dans le coin, coudes-percés, par exemple comme vous
vous êtes exprimé. Bref, hier ma belle-soeur s'amène et me
dit: «Tonton, allons ce soir à l'Union Nationale voir
Ionesco. » Dès que j'entends Union Nationale, je blêmis.
«Que va-t-on chercher à voir de ces farces qu'on n'y comprend
rien. De la rigolade! C'est de l'argent jeté par les
fenêtres. Il vaut mieux mettre les sous dans l'autre poche et
dire qu'on y a été. » -« Allons-y, tonton, sois mignon, ma
parole, j't'en prie! Qu'on crève Véta et moi si on n'y va
pas. » Quand j'ai entendu une telle parole, je vous assure,
j'ai pas pu, vous me comprenez, lui présenter un refus.
IPINGESCO. Raison.
DUMITRAKÉ. Allons-y alors. Je pouvais pas penser qu'il
allait m'arriver une chose comme ça. On y va. On s'ins-
UNE NUIT ORAGEUSE
talle à une table un peu de côté. On était là depuis un
moment et l'attraction commence. Je tourne la tête sans
faire exprès, et devinez qui je vois, à une table derrière
nous?
IPINGESCO. Le bagabond ...
DUMITRAKÉ. Coudes-percés, mon bon monsieur, tripescreuses,
le vaurien, mon bon monsieur. Fils de salaud de
bandit! Le bagabond, mon bon, avec ses verres sur le
nez, son melon sur le crâne et son mouchoir qui pendait
comme ça de sa poche. Quand il me voit, parce que moi
quand je me fâche, ça se voit, je change de couleur. Il
flatte ses favoris. Quand il me voit, ça lui fout la frousse ...
Il se retourne et se met à faire de la fumée, comme ça,
comme si de rien n'était. Mais il m'observait par en dessous.
Je me retourne comme j'étais et je fais comme si
je regardais l'attraction. Le bagabond il zyeute de nouveau
ces dames. Je le regarde encore une fois, encore
une fois il se retourne. Je regarde l'attractiO,n, il regarde
ces dames, je le re-regarde, il se re-retourne, je me rere-
retourne vers l'attraction, il re-re-regarde ces dames,
je le re-re-re-regarde, il se re-re-re-retourne, je me re-rere-
re-retourne vers l'attraction ...
IPINGESCO. Il re-re-re-re-regarde ces dames ...
DUMITRAKÉ. Et c'est comme ça qu'il m'a bouilli à petit feu
toute la soirée ... et sans eau.
IPINGESCO. Enfin bref ...
DUMITRAKÉ. Enfin bref ... on s'en va. Coudes-percés nous
suit. J'étais sur le point de m'arrêter sur le seuil de
l' Union Nationale et seulement lui demander: « Qu'estce
qu'il y a, monsieur espèce de salaud, pour votre service?
» et cogner dessus; mais vous savez, j'ai de
l'ambition, je me suis dit, moi, un commerçant... me commettre
en public avec un bagabond comme celui-là, c'est
pas de mon rang ...
IPINGESCO. Raison. Alors, après ? ...
DUMITRAKÉ. Après, ben, il m'a suivi comme une ombre.

14 " UNE NUIT ORAGEUSE
IPINGESCO. Jusqu'à l'Établissement Central.
DUMITRAKÉ. C'est ça, jusqu'à l'Établissement Central. Il
m'a suivi jusqu'aux Quatre-Chemins, vous savez bien, là
où on fait à gauche pour aller à la Caserne. Et je me dis:
« Sacré Dieu, vas-y, vas-y, entre seulement dans la rue
de Marc Aulère ou de Catilina et tu verras ce que tu verras
! » Je me faisais tout un plan dans ma tête: je fais
entrer ces dames à la maison, j'envoie dare-dare Kiriak
dans la ruelle par la petite porte de derrière pour le surprendre
par-devant, moi je lui coupe le chemin par-derrière,
il est pris entre nous deux, je lui pose la question:
« Qu'est-ce qu'il y a pour votre service, monsieur espèce
de salaud? », et qu'on tombe dessus ... S'il n'avait pas
eu son compte -en caressant ses favoris -qu'on me les
rase!
IPINGESCO. S'il n'avait pas eu son compte, le poste est à
deux pas. Y avait qu'à venir me trouver avec la plainte.
Je lui aurais donné son reste, s'il était pas content.
DUMITRAKÉ. Il a eu d'la chance, le bagabond, une belle
chance, je peux dire. Il l'a échappé belle.
IPINGESCO. Aïe, aïe ! Dommage ! Comment ça ?
DUMITRAKÉ. Quand on a dépassé les Quatre-Chemins avec
ces dames et que le bagabond allait entrer dans la ruelle
à notre suite, tous les chiens du commandant qui habite
dans le coin, bondissent et coupent le chemin de tripescreuses.
Je dépose Zitza chez elle, je monte avec Véta à
la maison, j'envoie vite Kiriak dans la rue, je sors pardevant
à sa rencontre en face de la boutique à Boursouc ...
Inutile! le temps de sortir, le bagabond avait pris les
jambes à son cou.
On entend Kiriak au-dehors appeler: « Spiridon ! Spiridon!
»
IPINGESCO. Voilà Kiriak ! faut pas qu'il entende.
DUMITRAKÉ. Pensez-vous! J'ai pas de secrets pour lui. Bien
au contraire, je pourrais dire. Il sait toute l'histoire. Je
lui ai tout raconté. C'est mon seul homme de confiance.
UNE NUIT ORAGEUSE
Un brave garçon. Il défend mon honneur familier. Sans
lui, je ne sais pas ce que j'aurais fait. Moi, comme vous
le savez, le commerce, faut que je me déplace, à droite,
à gauche, c'est forcé, faut faire marcher les affaires. J'suis
jamais chez moi. D'autre part, faut vous dire, j'ai de
l'ambition quand il s'agit péremptoirement de mon honneur
familier. Voyez-vous, quand je me déplace, qui
veille à mon honneur? Kiriak, le pauvre. Y a pas à dire,
c'est un honorable garçon. C'est pourquoi j'ai décidé,
quand j'aurai fait les réparations, je le fais mon associé,
et je lui fais un parti.
IPINGESCO. Mais, m'ame Véta, qu'est-ce qu'elle en dit?
DUMITRAKÉ. Ma conjointe ? ... Que voulez-vous qu'elle
dise? Bah, comme toutes les femmes, moins enthousiaste.
J'me suis bien rendu compte qu'elle ne voit pas
Kiriak d'un bon oeil. Mais vous savez comment le Bon
Dieu m'a fait, moi, c'est moi qui porte la culotte. Je lui
ai dit comme ça carrément: « Mon épouse, Kiriak est un
garçon honorable et fidèle; rien à faire, on ne peut pas
lui enlever ça ! »
IPINGESCO. Raison !
SCÈNE 2
Les mêmes, Kiriak.
KIRIAK, entrant par la porte du fond. Patron, faut établir un
mandat d'arrêt contre Také le Savetier du pont SaintRigobert;
il veut pas venir demain à l'esercice, pour rien
au monde.
DUMITRAKÉ. Et pourquoi qu'il veut pas?
KIRIAK. Il est malade, qu'il dit. J'ai envoyé trois fois le tambour
chez lui avec le commandement et il l'a reçu avec
le refus. Il ne peut marcher, qu'elle dit sa maman, qu'il

UNE NUIT ORAGEUSE
est dans la convalescence, qu'il a eu la maladie de la lan

gueur.
IPINGESCO. Qu'il amène une certification médicale!
KIRIAK. Je me suis présenté moi-même en personne à son
domicile. Je dis: Sur quoi vous basez-vous pour pas
venir demain à l'esercice, m'sieu ? Il dit: j'suis malade,
sergent, qu'il dit, je tiens pas sur mes jambes, j'peux
même pas aller jusqu'à la boutique, qu'il dit! Je dis:
j'connais pas une telle raison sans motif. Il dit: J'ai des
témoins, sergent, qui vous diront comme quoi j'suis resté
au lit un mois entier, qu'il dit, vous n'avez qu'à demander
au Père Espère, le pope de la paroisse Saint-Rigobert,
qu'il dit, même qu'avant-hier, il m'a administré les saints
sacrements et qu'il m'a confessé. Je dis : j'ai pas à
connaître le Père Espère, je ne l'ai pas sur ma liste, que
j'dis, c'est vous que j'ai sur ma liste: présentez-vous
péremptoirement demain à la compagnie. Maintenant il
me faut un mandat pour aller le cueillir à l'aube.
DUMITRAKÉ. On va te le donner, t'auras plus qu'à cueillir.
C'est l'espion des aristos, j'le connais, il a fait des pieds
et des mains pour ne pas entrer dans la garde ...
IPINGESCO. Moi aussi je l'ai dans mes papiers, ce m'sieur
Také ; c'est le filleul à Také le Pope.
DUMITRAKÉ. Alors vous voyez bien ...
KIRIAK. Il fera pas le petit saint avec moi, il l'aura son
repentir ... Et puis après, il y a aussi Ghitza Tzircado : le
tambour n'a pas pu mettre la main dessus. Il est allé le
trouver avec le billet aujourd'hui et puis hier, on lui a dit
que ça fait trois jours qu'il n'est pas venu à la maison.
DUMITRAKÉ. Quelle crème de beau-frère j'ai eu là! Ça
aurait mieux valu que je ne bénéficie pas de sa connaissance.
On ne peut pas savoir dans quel bistrot il cuve
son vm.
IPINGESCO. Je l'ai vu ce matin, il était venu au poste.
KIRIAK. Je vais lui envoyer le tambour avec le commandement
pour demain. Il sort vite.
UNE NUIT ORAGEUSE
IPINGESCO. Et ce matin, il avait quelque chose dans le nez,
m' sieu Ghitza.
DUMITRAKÉ. Tiens, vous m'étonnez! Ah ! là, là y a pas que
ça. Il est pourri, m'sieu. C'est pas pour rien que je l'ai
divorcé de Zitza, qu'est-ce que vous croyez! Elle pouvait
plus vivre avec ce mufle.
IPINGESCO. Raison.
DUMITRAKÉ. Une belle fille, ma foi, modeste comme il y
en a plus, et savante, trois ans pensionnaire. C'est-y pas
malheureux qu'elle gaspille sa jeunesse avec un pareil
individu! Au début, j'me disais: tout de même, il est
jeunot, ça va lui passer, il aura des repentirs qui le rendront
meilleur ... Oh ! là, là, pensez-vous, Tzircado gentleman,
c'est pas possible. Moi, en ma qualité de beaufrère
plus âgé, comme qui dirait comme un frère, je
conseillais la pauvre fille d'avoir de la patience pour pas
détruire son ménage. Patiente aujourd'rlUi, patiente
demain, elle a patienté la malheureuse 1-elle l'était,
qu'elle ne le soit plus! -elle a patienté tant qu'elle a pu,
et un beau jour, je la vois-t-y pas qu'elle vient me trouver
en hurlant et qu'elle me dit: «Tonton, tue-moi,
coupe-moi en morceaux, je ne veux plus vivre avec le
malotru, sauve-moi, tire-moi d'entre les pattes de ce chiffonnier,
quitte à entrer au couvent, je ne m'assieds plus
à la même table que lui ! » Dame, après que j'aie bien
réfléchi à la situation, j'ai dit: « T'en fais pas Zitza que
j'dis, tu l'auras ta chance, tu as la vie devant toi, t'es
dans la fleur de ta jeunesse. Il suffit qu'il y ait une mare
c'est pas les crapauds qui manquent! » Et je l'ai divorcée
sur le champ. C'est que ce n'était plus supportable
une pareille vie! Il ne la maltraitait même plus avec une
bonne parole, m'sieu ! J'vous demande, quand l'homme
n'est pas galant, il y a pas de ménage possible.
IPINGESCO. À qui le dites-vous! C'est-y pas moi qui ait
dressé le procès-verbal au milieu de la nuit, quand il
l'avait traitée avec des insultes et des coups?

UNE NUIT ORAGEUSE
Kiriak rentre.
DUMITRAKÉ. Alors, je vous demande, est-ce qu'elle n'a pas
eu raison c'te femme de le quitter? C'est un homme sans
ambition, m'sieu. Il n'y tenait pas à son honneur familier.
Un malotru, ma parole, il se prétend commerçant,
que le diable l'emporte !
KIRIAK. Patron, c'est votre tour de ronde, vous y allez?
DUMITRAKÉ. Comment donc, bien sûr que j'y vais. Pourquoi
ai-je mis l'uniforme, tu vois pas?
KIRIAK. Patron, mais vous inspectez tous les postes, n'estce
pas? Il n'yen a pas tellement. À deux heures du matin
vous aurez fini.
DUMITRAKÉ. C'est ça, vers les deux heures, comme d'habitude.
Kiriak, mon garçon -il le prend à part -, n'oublie
pas ... tu sais que j'ai de l'ambition quand il s'agit
péremptoirement, je tiens à ...
KIRIAK. Ne vous en faites pas, patron, vous me connaissez
pas depuis hier ou avant-hier.
SCÈNE 3
Les mêmes, Spiridon avec un journal.
DUMITRAKÉ, à Spiridon. Dis donc, toi, tu ne pouvais pas
t'attarder davantage, hein ?
SPIRIDON. Il y avait beaucoup de clients, patron, le temps
que la dame me donne la gazette.
lpingesco prend le journal.
DUMITRAKÉ. Écoute-moi bien, Spiridon, sois brave, car
sinon, tu vois le fouet, là, accroché, saint Nicolas qui
t'attend? T'as bien vu que je l'ai garni de noeuds de
chanvre tout neufs? Gare que je ne l'étrenne sur ton dos!
SPIRIDON. l'ai rien fait, patron !
DUMITRAKÉ. Je ne te dis que ça ! Allez va en vitesse demander
à la patronne mon sabre et mon ceinturion. Spiridon
UNE NUIT ORAGEUSE
sort. Kiriak, mon garçon -Ule prend à part -n'oublie
pas, tu sais que j'ai une ambition, je tiens péremptoirement,
quand il est question ...
KIRIAK. Vous faites pas de bile, patron, vous savez que je
consens à votre honneur familier.
DUMITRAKÉ. Fais bien attention !
KIRIAK. Soyez tranquille, patron. Je vais fermer le comptoir
et la remise. Vers lpingesco plongé dans le journal et
l'ayant retourné de tous les côtés depuis que Spiridon l'a
apporté. Bonsoir, m'sieu Naé !
IPINGESCO. Salut, honorable !
Kiriak sort par le fond après avoir échangé des signes
d'intelligence avec Dumitraké au sujet de son honneur
familier.
SPIRIDon entre par la droite avec le sabre et le ceinturion.
Là, patron, les v'là !
DUMITRAKÉ. Qu'est-ce qu'elle faisait la patronne, dis?
SPIRIDON. Elle cousait les galons à l'uniforme de m'sieu
Kiriak.
DUMITRAKÉ. Qu'est-ce qu'elle disait?
SPIRIDON. EUe disait de ne pas rentrer trop tard, cette nuit,
qu'elle a peur toute seule dans la maison.
DUMITRAKÉ. Ah ! là, là ! Ce que c'est que la femme peureuse
! Martial. Mais quoi, Kiriak n'est pas là ?
SPIRIDON. Patron, m'sieu Kiriak a dit de fermer plus vite,
vous devez sortir pour la ronde.
DUMITRAKÉ. Va donc chercher les clefs et porte-les à Kiriak
en bas. Spiridon sort. Vous avez entendu, m'sieu Naé
quel sQuci il se fait Kiriak que je ne rate pas ma ronde ?
Voyez-vous, il craint toujours que j'oublie le règlement.
Il a de l'ambition le garçon, y veut que notre compagnie
soit la meilleure de toutes. Vous pensez que j'aurais
accepté d'être capitaine si on l'avait pas choisi, lui, pour
être sergent. Il a fait un de ces réglages de la compagnie!
C'est la première, m'sieu, je peux m'en vanter!
IPINGESCO. Hourra !

UNE NUIT ORAGEUSE
DUMITRAKÉ. Il mérite bien qu'on lui donne la décoration !
IPINGESCO. Qu'on la lui donne! Pourquoi qu'on ne la lui
donnerait pas 7 Il est bien des nôtres, un fils du peuple ...
DUMITRAKÉ. Bien sûr, les décorations aussi sont nées de la
sueur du peuple.
IPINGESCO. Raison !
SPIRIDON, venant par le fond. On a fermé, patron.
Maintenant, moi, j'peux aller me coucher 7
DUMITRAKÉ. T'as pas oublié le tabac, et le papier pour en
rouler, et les allumettes 7
SPIRIDON. Quel tabac, patron 7
DUMITRAKÉ. Tu fais semblant de pas comprendre, hein ? Tu
ne sais quel tabac 7 Tu crois que j'suis pas au courant
que tu fumes la cigarette? Attends seulement que je t'y
prenne, Spiridon, ce sacré saint Nicolas, tu la connais, sa
caresse 7 ...
SPIRIDON. Je vous jure, patron.
DUMITRAKÉ. Allez, fous le camp ! Spiridon sort. Eh, là ! va
dire à m'sieu Kiriak qu'il n'oublie pas ce qu'on a dit...
tout yeux, toutes oreilles !
SPIRIDON, sortant. Bien, patron !
SCÈNE 4
Ipingesco, Dumitraké.
DUMITRAKÉ, s'asseyant. Voyons voir un peu la politique.
Vous avez parcouru 7
IPINGESCO. Ça, c'est un journal! Il s'y entend pour combattre!
DUMITRAKÉ. C'est pas pour rien qu'il s'appelle: «La Voix
du Patriote National ». Lisez-moi un bout.
IPINGESCO lit difficilement et sans ponctuer. Bucarest, 15/27
fructidor -Notre ami et collaborateur R. Vent., un jeune
écrivain démocrate, dont l'assinuité est bien connue de
UNE NUIT ORAGEUSE Lt
nos lecteurs, nous envoie la ci-présente préface de son
nouvel opus. Nous lui donnons aujourd'hui la place
d'honneur en recommandant avec chaleur au peuple souverain
l'ouvrage de notre ami: République et Réaction
ou Le Futur et le Passé. Prolégonème : « La démocratie
roumano-latine, ou plus précisément le but de la démocratie
roumano-latine est de persuader les citoyens que
personne ne doit s'abstenir de participer au régal des
charges qui nous sont imposées solemnalement par notre
pacte fondamental, la Sainte Constitution. »
DUMITRAKÉ, satisfait. Hourra! C'est bien enlevé!
IPINGESCO, cherchant les lignes. Régal... Sainte
Constitution ...
DUMITRAKÉ, qui n'a pas très bien compris. Comment se
régaler de la Sainte Constitution 7
IPINGESCO. Attendez voir. Il s'explique: «La Sainte
Constitution et surtout ceux du banquet des peuples ... »
DUMITRAKÉ, interdit. C'est profond!
IPINGESCO. C'est très clair. Vous comprenez 'pas. Voilà ce
qu'il veut dire: la sueur du peuple, plus personne ne doit
s'en régaler, c'est-à-dire notre propre sueur, la vôtre, la
mienne, puisque nous sommes du peuple; c'est-à-dire
que le peuple seul doit être reçu en banquet, car il est le
maître.
DUMITRAKÉ, éclairé. Eh, comme ça, je comprends mieux !
Bravo ! Continuez !
IPINGESCO. Attendez voir, il y a maintenant quelque chose
de plus fort encore.
DUMITRAÎ<É. Voyons.
IPINGESCO, se remettant à lire. «Se régaler du peuple, sur

tout, c'est une faute impardonnable, c'est même un crime
pouvons-nous affirmer. »
DUMITRAKÉ, approuvant fermement. Là encore, il vise juste.
Oui, oui, celui qui se régale du peuple, celui qui le mange,
qu'on le jette au bagne avec les criminels.

..t.,..t., U/V~ lVUIl UKjHJ~UèJ~
IPINGESCO, frappant le journal de sa main. Il sait bien pourquoi
il l'écrit, le pauvre !
DUMITRAKÉ. Continuez, j'aime ça !
IPINGESCO. «C'est même un crime pouvons-nous affirmer.
Changeant de ton, encore plus pénétré. Non! Quoi qu'on
dise et quoi qu'on fasse, malgré tous les rugissements de
la réaction qui se convulse sous le mépris écrasant de
l'opinion publique, malgré tous les hurlements de ceux
qui sans pudeur s'intitulent opposants systématiques. »
DUMITRAKÉ, qui a approuvé du chef chaque parole
d'Ipingesco, l'interrompt avec enthousiasme. Ha, ha, ha,
ha, il les a eus !
IPINGESCO poursuit avec force. «Non, en vain, nous l'avons
dit, et nous le redisons: la situation de la Roumanie ne
pourra se clarifier, je dirai mieux, nous ne pourrons entrer
dans la voie du progrès véridique sans le suffrage universel.
»
Tous deux semblent très embarrassés.
DUMITRAKÉ. Qui est-ce encore que ce bonhomme-là?
IPINGESCO, après une longue réflexion. Ah ! je comprends !
Il attaque les aristos, qui se régalent de la sueur du peuple
sans demander l'autorisation universelle, vous comprenez:
l'autorisation du suffrage.
DUMITRAKÉ. Ah! Je comprends maintenant où il vise!
Bravo, bravo, il parle bien!
IPINGESCO. Il sait combattre, celui-là, qu'est-ce que je vous
ai dit!
DUMITRAKÉ. C'est pas pour rien qu'il s'appelle «La Voix
du Patriote National»
IPINGESCO. « Sans le suffrage universel. J'ai dit et je souscris:
R. Vent., étudiant en droit et publiciste. »
À peine Ipingesco a-t-il fini de lire qu'on entend dans la
rue à droite des éclats de voix.
UNE VOIX D'HOMME, dehors. Tu peux être sûre, madame,
moi vivant, ça ne se passera pas comme ça !
VOIX DE ZITZA, dehors. Espèce de mufle! Sale chiffonnier!
UNE NUIT ORAGEUSE
Police! Les deux voix s'entendent en même temps. Oncle
Dumitraké!
Dumitraké et Ipingesco sont éberlués.
DUMITRAKÉ, après avoir écouté. Sus, m'sieu Naé !
IPINGESCO. Urgent! Il plie rapidement le journal, et sort le
sifflet de la boutonnière de son veston d'uniforme. Ils
sortent tous les deux en courant par le fond. Ipingesco
sifflant.
SCÈNE 5
Spiridon.
SPIRIDON, seul, entre par la droite, en roulant une cigarette.
Ah, là, là ! quel diable d'homme que notre patron! Il a
eu raison celui qui l'a surnommé Titirca Coeur de Pierre.
Pourquoi m'en veut-il? C'est vrai ça ! PauVre madame,
pauvre m'sieu Kiriak, j'ai de la chance qu'ils soient là
pour me sortir des griffes de ce satané type. S'ils n'étaient
pas là, eux, il y a longtemps que Titirca Coeur de Pierre
m'aurait broyé les os. Il y a une semaine, quand il est
revenu du spectacle avec ces dames, je veillais: « Bravo,
m'sieu Spiridon, qu'il dit, tu ne t'es pas encore couché,
demain matin c'est le patron, le pauvre, qui va ouvrir la
boutique; t'as perdu ton temps à faire de la fumée, hein ?
-Pas du tout, patron, je lui dis, mais si je n'ai pas sommeil.
-T'as pas sommeil, hein, je vais te donner envie,
moi, dë dormir! » ... C'est le pauvre m'sieu Kiriak qui
m'a sauvé, car le patron avait déjà décroché saint Nicolas
de son clou ... Hier soir, il me trouve en train de dormir:
«Bravo, m'sieu Spiridion, qu'il me dit, tu dors, tu t'en
fiches ; assez fumé, maintenant on ronfle, on se la coule
douce, c'est le patron qui paye! -Pas du tout, patron,
mais si j'ai eu sommeil, que j'dis. -T'as eu sommeil,
hein? C'est la bonne vie qui te donne sommeil ! (Tu

UNE NUIT ORAGEUSE
parles, la bonne vie avec saint Nicolas, qu'il l'ait sur
l'estomac, sa vie.) Tu ronfles, hein ! Attends un peu, j'ai
de quoi te guérir cette envie de dormir! » Il m'avait déjà
attrapé par les cheveux. Si madame n'était pas accourue
juste à temps, il m'aurait mis en morceaux, je ne sais ce
qu'il avait ce soir-là, on l'aurait dit ennuyé. On entend
du bruit. Oh, là, là, il rapplique! Il éteint vite sa cigarette
avec ses doigts et la met dans sa poche.
SCÈNE 6
Spiridon, Zitza.
ZITZA entre agitée. Voyez-vous ça, le misérable! Se permettre
de m'approcher avec un tel affront!
SPIRIDON. Ah, c'est vous m'ame Zitza ? Heureusement que
vous êtes venue. Moi j'ai pas pu venir. J'avais peur que
m'sieu Kiriak ne dise au patron que j'ai couru les chemins,
la nuit.
ZITZA, vite. Alors, tu l'as trouvé, tu lui as parlé, tu lui as
donné, tu lui as dit?
SPIRIDON. Oui, madame.
ZITZA. Qu'est-ce qu'il a dit?
SPIRIDON. ~~ Merci. »
ZITZA. Et toi, qu'est-ce que tu as dit?
SPIRIDON. « Pas de quoi! »
ZITZA. Tu ne lui as pas dit ce que je t'ai dit de lui dire?
SPIRIDON. Si, je l'ai fait venir avec moi pour lui montrer la
maIson.
ZITZA. Il n 'y avait plus besoin de la lui montrer, je lui avais
dit dans le billet où il devait venir.
SPIRIDON. C'est lui qui a voulu que je lui montre la maison
pour qu'il soit sûr de ne pas se tromper ... Mais au moment
de quitter la petite rue avec le monsieur, voilà le patron
qui remonte; j'ai laissé la personne m'attendre dans la
UNE NUIT ORAGEUSE
rue et moi j'ai sauté la barrière au fond de la cour. l'avais
peur, voyez-vous, de me trouver nez à nez avec le patron
ou bien qu'il vienne à la maison et ne me trouve pas.
ZITZA. Bêta, va ! Tu ne sais pas que tonton est de ronde,
cette nuit? Il ne met plus les pieds à la maison jusqu'au
petit jour !
SPIRIDON. Et s'il m'avait attrapé dans la ruelle, vous
/'
m'auriez payé une peau de rechange?
ZITZA. Bon, bon! Et tu dis que la personne en question
attend au coin de la rue ?
SPIRIDON. Oui; il m'a même donné ce billet pour que je
vous l'apporte.
ZITZA, prenant le billet. Qu'est-ce que tu attends pour me
le donner ! Voyons voir. Elle va de côté et lit. «Ange
radieux ! dès que je vous ai vue au début et pour la première
fois, j'ai perdu mes fonctions raisonnantes.
Palpitante, elle met une main sur son coeur. Je vous aime,
jusqu'à l'immortalité! Je vous aime et volts adore, que
prétendez-vous encore? Mon coeur palpitE; d'amour. Je
suis dans une position pittoresque et miséricordieuse et
souffre plus qu'il n'est possible. Oh, oui, c'est exact: tu
es la sublime aurore, qui ouvre la voûte azurée dans une
adoration poétique infinie de soupirs mystérieux, pleins
de rêveries et d'inspiration, qui m'a fait faire, ci-joint, le
poème annexé:
T'es un lys plein de candeur, t'es une jacynthe frêle,
T'es une tulipe jeune, t'es une rose parfumée,
Un poète fou et tendre vous adore, Ô, ma Belle,
Apitoie-toi, enfant, sur sa position tourmentée,
Je te dédie ma lyre et t'aime à l'immortalité.

A toi, pour une éternité et pour toujours. »
Zitza très agitée, s'évente avec la lettre et marche agitée.

ZITZA. Spiridon, mon garçon, va, va vite; il t'attend certainement.
Va dis-lui d'attendre ... je te suis tout de suite.
J'ai rien qu'un mot à dire à ma frangine.

UNE NUIT ORAGEUSE
26
SPIRIDON. Je peux pas y aller, madame, il faut que m'sieu
Kiriak ou m'ame V éta me donne la permission.
ZITZA. Où est Kiriak ?
SPIRIDON. J'sais pas ... dans la cour, peut-être !
ZITZA. Et ma soeur ?
SPIRIDON. Elle est en train de coudre, de l'autre côté. Zitza
se dirige vers la porte de gauche, mais la porte s'ouvre
et Véta entre. Et voilà madame!
SCÈNE 7
Les mêmes, Véta.
VÉTA entre, son ouvrage à la main, elle coud des galons
sur un uniforme de sergent de la Garde Civile,. elle a
l'air fatiguée, l'esprit ailleurs, elle parle doucement et
lentement. Qui est là 7 Apercevant Zitza. Ah ! c'était toi ?
Je me demandais qui ça pouvait être. Elle passe lentement
et se met avec son ouvrage à la table de droite.
ZITZA. C'est moi, frangine; est-ce que tu peux permettre à
Spiridon d'aller jusque chez moi prendre ma mantille; il
fait du vent et j'ai peur d'attraper froid en rentrant...
Silence. V éta reste assise à droite et coud, toute à ses
pensées. Tu permets, frangine 7 Elle s'approche de Véta.
VÉTA. Quoi? Qu'est-ce que je dois permettre?
ZITZA. Permettre à Spiridon de m'apporter quelque chose
de chez moi?
VÉTA. Oui, je lui permets.
ZITZA. Vas-y, Spiridon. Spiridon, après avoir échangé des
signes et des coups d'oeil avec Ziza, sort.
VÉTA. Et toi, Zitza, qu'est-ce que tu es venue faire? Elle
continue à coudre.
ZITZA. Attends, que je te dise ... Tu ne sais pas, frangine, ce
qui m'est arrivé, avec mon malotru? Que je te raconte,
c'est toute une histoire ... C'est inouï, le misérable qui ose
UN~ NUll URA0EUSE '1' /
me couper le chemin pour me faire des offenses!... '1
Attends, frangine, que je te dise, y a de quoi devenir fou,
ma parole. Tout à l'heure, j'étais chez moi. La tante, tu
sais comment le Bon Dieu l'a faite, se couche avec les
poules !... Je m'embêtais. Les Drames de Paris, ce qu'est
sorti jusqu'à présent, je les ai lus trois fois. Que faire ?
Je n'avais rien à lire. Je me dis, allons chez ma soeur, si
elle ne dort pas, on pourra toujours causer. Je ferme à
clef la porte du salon et je m'en vais. Dès que j'ai mis
le pied dans la rue, ne voilà-t-il pas que mon saligaud,
ce pauvre type, Tzircado, me barre la route: «Bonsoirbonsoir
», et comme ça, tout d'un coup, sans façons, ni
manières: «Eh bien, la dame, qu'il me dit, ça te sourit
la vie, maintenant que t'es veuve 7... » -Pardon, monsieur,
que je dis, j'ai rien à voir avec vous, et d'abord,
puisqu'il s'agit de s'expliquer, j'suis pas veuve, j'suis
libre, je vis comme il me plaît, ça regarde personne,
maintenant ou jamais, je ne suis pas à la dé~endance de
personne, et quand j'en aurai assez, tonton Dll;mitraké me
trouvera bien un mari, qui aura plus d'honneur que vous!
« l'ai bien peur que tu le regrettes ! » -Pardon, monsieur,
je dis, je ne vous permets pas de continuer plus longtemps
un tel affront! Compris? -Et lui, il dit. ..
VÉTA, l'interrompant brusquement. Zitza, qu'est-ce que ça
veut dire quand on a des battements à la tempe droite 7
ZITZA. Tu auras une joie !
v, M' .. ? J . ,
ETA. Ol, une JOle .... e ne crOlS pas ....
ZITZA. Et pourquoi pas 7
VÉTA. Et quand c'est la tempe gauche?
ZITZA. Tu Û~ réconcilies avec quelqu'un avec qui tu t'es dis

putée!
VÉTA, relevant la tête, très intéressée. Oui 7 Haussant les
épaules. Avec qui est-ce que je pourrais bien me réconcilier
? .. Je ne suis fâchée avec personne!
ZITZA.... Bon ... alors, je dis au malotru ... ma soeur, il était
noir... l'ai entendu dire que, depuis quelque temps, il ne

L<S UNe Nun UJ<fHjcV::ic
dessoûle pas ... Ouf, ma chère, ma bonne, je peux remercier
le Bon Dieu de m'avoir délivrée du chiffonnier.
Moi ? vivre avec un homme pas de mon rang ! Il était
pas fait pour moi; je suis une personne délicate; heureusement
que me voilà libre ! ... Bon, alors, pour revenir
à ce que je te disais, je dis au mufle: «Je vous autorise
pas, monsieur, à m'affronter davantage! Mais lui:
Tu penses, qu'il dit, que tu vas te marier, madame?
-C'est moi que ça importe et personne d'autre! -Te
marier, hein ? Tant que vivra Ghitza Tzircado! ou te
mettre avec un autre? Le malheureux l même si je devais
l'étrangler et aller trouver le Bon Dieu avec son cadavre
pendu à mon cou, je te laisserais pas en profiter. Quand
tu as divorcé, c'était pour aller au couvent, c'est comme
ça que tu te vantais au tribunal !... -Mufle ! Chiffonnier !
Police! M'sieu l'agent! Tonton Dumitraké1...»
Heureusement, ma bonne, tonton Dumitraké et m'sieu
Naé, le sous-commissaire, se sont précipités à temps sur
les lieux, autrement le chiffonnier avait déjà sorti la lame
de sa canne à épée pour me suicider ... Eh, bien l qu' estce
que t'en dis, bobonne, du toupet du malotru ? Véta ne
répond pas, Zitza s'approche d'elle et ['observe. Mais
qu'est-ce que tu as, frangine, tu pleures?
VÉTA, essuyant ses larmes. Moi l Pourquoi est-ce que je
pleurerais? J'ai mal à la tête, je ne me sens pas très bien.
ZITZA. Tu as les yeux bien troubles !
VÉTA. J'sais pas ce que j'ai. On dirait des frissons.
ZITZA. Tonton est bien de ronde, cette nuit ?
VÉTA. Oui. Elle se remet à son ouvrage. Tu restes encore,
Zitza?
ZITZA. Non, ma bonne; je vais aller me coucher, moi aussi;
il doit être tard.
SPIRIDON entre et s'approche vite de Zitza. M'ame ! Très
bas. J'ai attendu pour rien, jusqu'à présent. Je l'ai cherché
partout, dans le terrain vague, dans la rue, il n'est
nulle part.
UNE NUIT ORAGEUSE
ZITZA, à voix basse. Tu dis que tu lui as donné le billet ?
SPIRIDON. Je vous l'ai déjà dit. Je le lui ai donné depuis tout
à l'heure, en allant au bureau de tabac, quand le patron
m'y avait envoyé. Il sort à droite.
ZITZA. Ça va. À Véta. Moi, je m'en vais, alors, ma bonne.
Au revoir. Couche-toi aussi, ne travaille plus si tu es
malade.
VÉTA. Tant pis SI Je suis malade. Rire forcé. Il vaudrait
mieux que je meure l
ZITZA. Dieu t'en garde ! T'en as des idées ! Quoi, t'as si
mal que ça ? Qu'on envoie chercher tonton!
VÉTA. T'es pas folle! je blague, tu vois bien. l'ai mal à la
tête, c'est tout. J'ai trop travaillé à la chandelle. Elle a
un frisson. J'ai dû attraper un courant d'air. Ça passera
une fois que je serai au lit.
ZITZA. Alors au revoir, bonsoir, bobonne. Elle sort et revient
sur ses pas. Ah, faut pas que j'oublie; on se voit, demain,
tu sais que c'est fête. Il faut convaincre tontcln qu'il nous
amène à l'Union Nationale.
VÉTA, vite. À l'Union? Non, Zitza, je ne vais plus à
l'Union.
ZITZA. Et pourquoi donc ?
VÉTA. Parce que ... parce que ça ne me fait pas du tout plaisir.
Je n'y comprends rien à leurs comédies. C'est tout.
Je ne veux pas.
ZITZA. Mon Dieu, ma bonne, ma parole, sais-tu que t'es
bizarre? C'est pas pour les comédies qu'on y va. On y
va pour voir du monde, comme ça. Tu t'imagines que
tous ceux qui y vont y comprennent quelque chose? Ils
y vont comme ça, par caprice, pour le plaisir, pourquoi
qu'on n'irait pas aussi?
VÉTA. Je te l'ai dit une fois, je ne veux pas y aller.
ZITZA. Allons-y, je t'en prie, bobonne, fais ça pour moi,
c'est moi qui irais le demander à tonton tu veux bien ?
VÉTA. Je ne veux pas, je te répète; d'ailleurs, lui non plus

jU UNE NUIT ORAGEUSE
ne veut pas y aller; il me l'a dit ce matin. C'est pas la
peine d'essayer.
ZITZA. Je t'en supplie, bobonne, ma parole, sur ma tombe!
VÉTA. Je n'y vais pas, Zitza, non. Tu me connais, quand
j'dis non, c'est non.
ZITZA. Alors, c'est bien vrai, tu veux pas y aller 7
VÉTA. Non.
ZITZA, les larmes aux yeux. Non 7
VÉTA. Non!
ZITZA, éclatant en sanglots. Que le diable l'emporte cette
sacrée vie! J'suis pas vernie! Elle part. J'ai jamais eu,
dans ce monde, la plus petite part de compassion. Elle
sort par le fond en pleurant et claque la porte. Spiridon
entre par la droite.
SCÈNE 8
Spiridon, Véta.
VÉTA, laissant de côté le veston d'uniforme. Spiridon, mon
petit, tu es toujours là ? Tu as encore quelque chose à
faire 7
SPIRIDON. Non, m'ame Véta.
VÉTA. Ben alors, va te coucher, qu'est-ce que tu attends 7
Où est monsieur Kiriak 7
SPIRIDON. En bas, dans la cour; tout à l'heure, il restait
assis sur la banquette, devant la porte... mais ... je ne sais
pas ce qu'il a ... il n'est pas dans son assiette ...
VÉTA. Qui sait ce qui ne va pas L..
SPIRIDON. Il n'a pas l'air content du tout; ça fait une heure
qu'il fait les cent pas dans la cour; quand j'suis passé
par là, il marchait de droite à gauche, on aurait dit qu'il
parlait tout seul et il se frappait la poitrine ...
VÉTA. Il a peut-être des soucis 1... Dis-lui de fenner la porte.
UNE NUIT ORAGEUSE
J'ai cousu ses galons ; voilà le veston, tu n'as qu'à le lui
porter.
SPIRIDON. Bien, m'ame Véta. Il veut partir avec le veston.
VÉTA. Et dis-lui encore ... ou plutôt non; va te coucher, tu
n'as plus rien à faire là. Prends garde, si le patron te
trouve éveillé, tu sais ce qui t'attend.
SPIRIDON, à part. S'il me trouve en train de dormir, ce sera
tout comme.
VÉTA. Allez va !
SPIRIDON. Je m'en vais, bonne nuit, m'ame Véta !
VÉTA. Bonne nuit, Spiridon. Spiridon sort. Bonne nuit 1. ..
Pauvre Spiridon, il ne sait pas ce que j'ai sur le coeur...
il ne sait pas ce qu'il dit! Comme si je pouvais passer
une bonne nuit, moi ! Elle se dirige lentement vers
la fenêtre, qui se trouve à droite de la porte du fond,
elle regarde dans la cour, puis elle revient sur ses pas,
songeuse. Dame, c'est ainsi, s'il ne veut ,plus, il ne
veut plus! l'amour, ça ne se commande pas. Ça ne lui
plaît pas, il en a assez, tant pis ... je n'en mourrai pas
non plus. Et qui sait... Peut-être est-ce mieux ainsi!
Ah, pourquoi le Bon Dieu donne-t-il aux gens le bonheur
si c'est pour le retirer 7 Pourquoi ne meurt-on pas
lorsqu'on est heureux! ... Pourquoi ai-je vécu si ce
n'est que pour en arriver là ! 7 ... Elle pleure, on entend
du bruit. Il vient! Elle essuie vite ses larmes et veut
s'en aller. Non, non, il ne faut pas être stupide:
l'amour ça ne se commande pas ! Elle se dirige, pour
sortir, vers la gauche, lorsque entre Kiriak qui
demeure" un instant, sur le pas de la porte. Véta
s'arrête aussi. Silence.
SCÈNE 9
Kiriak, Véta, puis, du dehors, les voix de Dumitraké et
d'Ipingesco.

UNE NUIT ORAGEUSE
KIRIAK. VOUS m'avez appelé?
VÉTA. Moi ? ... Pas du tout!
KIRIAK. Spiridon m'avait dit que ...
VÉTA. Oui... j'ai dit à Spiridon de vous apporter le veston;

j'y ai mis les galons.
KIRIAK. Merci.
VÉTA. De rien.
Pause.
. l' . ~ "
KIRIAK. La porte ... Je ai lermee ....
VÉTA. C'est bien. Elle se tourne face au public,' elle est
émue.
KIRIAK. Vous n'avez plus rien d'autre à m'ordonner?
VÉTA. Comment, moi, vous donner des ordres, ... à vous?
KIRIAK. Me donner des ordres, naturellement; n'êtes-vous
pas la patronne?... ne suis-je pas domestique à gages,
chez vous?
VÉTA, se tournant vers Kiriak. C'est bien, monsieur Kiriak,
c'est bien; continuez, vous ne m'en avez pas assez dit.
KIRIAK, s'avançant. Alors, depuis hier soir, vous vous êtes
bien amusée? Vous vous trouvez mieux, comme ça ?
VÉTA, s'éloignant d'un pas, à l'avant-scène. Oui.
KIRIAK. Vous êtes contente de ce que vous avez fait?
VÉTA. Je n'ai rien fait, que je sache; mais je ne regrette
rien de ce qui est arrivé ...
Pause.
KIRIAK, se rapprochant davantage. Demain SOIr, vous
retournez à l'Union, bien sûr!
VÉTA. Si mon époux le veut, il faudra bien.
KIRIAK. Pour vous faire courtiser par votre gratte-papier?
VÉTA, sursautant et le regardant en face. Monsieur, je vous
ai prié de ne plus me parler de la sorte. Si vous n'êtes
pas encore arrivé à me connaître depuis le temps, tant
pis. Je vous croyais plus perspicace.
KIRIAK hésite un instant puis vient encore plus près d'elle.
Donne ta parole, encore une fois !...
VÉTA. Donner ma parole encore une fois ? ... Ne vous l'ai-
UNE NUIT ORAGEUSE
je pas juré? n'ai-je pas pleuré? À quoi cela m'a-t-il
servi? Je ne vous donne plus ma parole, puisque vous
n'y croyez pas; quant à pleurer, je pleurerais bien, mais
je n'en peux plus ... mais, enfin, ce n'est pas votre faute,
c'est la mienne ... je n'aurais pas dû me laisser entraîner
par un enfant comme vous ... c'est pour ça qu'il vaut
mieux qu'il en soit ainsi. Il fallait bien en finir, une fois.
Eh bien, c'est fini.
KIRIAK. Donne ta parole une dernière fois et...
VÉTA, avec une émotion qu'elle n'arrive plus à contenir.
À quoi bon ? Vous accordez plus de foi aux sottises et
aux soupçons de mon mari qu'à mes serments. Et pourtant
je pense que vous auriez dû nous connaître suffisamment
et moi, et lui. Mais... vous faites bien de ne
pas me croire. C'est vrai. Je suis une mauvaise femme;
j'ai voulu seulement me moquer de vous. Je vous laisse
garder la maison, car, n'est-ce pas, vous n'êtes qu'un
domestique à gages, tandis que moi je traîntf mon époux
aux spectacles pour que l'on me fasse la «our. Je suis
une menteuse, quoi; il n'y avait rien de vrai quand je
vous ai dit que je n'avais pas vécu avant de vous
connaître ... Tout ce que j'ai fait pour vous, c'était de la
comédie; je vous ai toujours dit une chose, et j'en pensais
une autre; je vous ai menti, je vous ai trompé, je
n'ai fait que me moquer de vous ... Maintenant, enfin,
vous avez heureusement ouvert les yeux et vous voyez
qui je suis! Je vous ai fait du mal, c'est vrai ... mais à
présent vous n'avez plus rien à craindre, vous vous êtes
libéré. ~e passé c'est le passé ... Bonsoir. Elle veut sortir
par la gauche.
KIRIAK, lui barrant le chemin. Tu t'en vas ?
VÉTA, s'arrêtant. Pourquoi rester? Qu'y a-t-il encore de
commun entre vous et moi ?
KIRIAK. Ne me dis plus « vous ».
VÉTA. Comment voulez-vous que je vous dise?
KIRIAK. Comme tu me disais hier encore !

j4 UNE NUIT ORAGEUSE
VÉTA. Aujourd'hui c'est aujourd'hui, hier c'était hier! Elle
veut de nouveau sortir.
KIRIAK lui barre la route. Tu ne veux pas que ça recommence?

VÉTA, un pas vers l'avant-scène et vers la droite. Non.
KIRIAK, se rapprochant. V éta !
VÉTA. Non, laisse-moi ... À quoi bon ce bonheur de toute
une année, si ce n'était que pour le noyer dans les larmes
d'un seul jour! Non, je n'en veux plus. Ça vaut mieux
amsI.
KIRIAK. Mais moi, moi, que vais-je devenir?
VÉTA. Vous ferez comme moi ... ce qui s'apprend se désapprend.
Ne le savez-vous pas?
KIRIAK. Ça se désapprend ! Facile à dire ! On arrache les
yeux aux gens et puis on leur dit :« C'est pas si grave de
ne pas voir ... ça vaut même mieux ... on n'en meurt pas
pour autant... ce qui s'apprend se désapprend. » Et si moi
je ne veux plus vivre comme ça, il ne me reste plus qu'à
mourir, hein ?
VÉTA. Ce serait bien commode de mourir quand on veut...
Mais personne n'en meurt ! ...
KIRIAK. Et si j'en meurs, moi! Il se précipite et arrache la
baïonnette du fusil. Vous la voyez, cette baïonnette ?
VÉTA se précipite à son tour pour la lui retirer. Kiriak !
KIRIAK, luttant avec elle. Va-t'en! laisse-moi !
VÉTA, luttant. Non, je ne te laisse pas. Je sais de quoi tu es
capable. Je ne te laisse pas. Je ne veux pas être la cause
de ta mort.
KIRIAK. Laisse-moi, laisse-moi ! Corps à corps.
VÉTA, désespérée. Kiriak ! Sanglotant. Si tu veux te tuer,
tue-moi d'abord! Elle lutte avec force. Kiriak tu n'as
donc pas pitié de moi! Tout, tout ce qui s'est passé depuis
p us 1 un an, tu ou les en un JOur .... ma ....
d, l' bl' .? K" k ,
KIRIAK. Justement, c'est parce que je n'ai rien oublié que
je préfère mourir. Si tout est fini entre nous, à quoi bon
vivre! Si tu m'abandonnes, si tu ne veux plus de moi,
UNE NUIT ORAGEUSE
c'est comme si j'étais mort, laisse-moi, ça vaut mieux;
adieu, vie! Il veut s'échapper. Laisse-moi!
VÉTA, le serrant dans ses bras pour qu'il ne s'échappe pas.
Kiriak ! tu veux que j'appelle? tu es fou ?
KIRIAK. Oui, je suis fou, bien sûr je suis fou, c'est vous qui
m'avez rendu fou; que mon sang retombe sur vous! Mes
feux et mes tourments, tu ne veux pas les connaître?
VÉTA. Et mes tourments et mes peines, à moi ?
KIRIAK. Je ne veux plus rien savoir, je ne me reconnais
plus! J'ai voulu me tuer tout à l'heure dans la cour, mais
j'ai vu ton ombre derrière les rideaux de ta fenêtre, j'ai
voulu te voir une dernière fois. Au moins mourir près de
toi, comme j'ai vécu. En parlant Kiriak s'est un peu
calmé.
VÉTA. Écoute-moi, Kiriak. Ne viens-tu pas de me demander
de jurer encore une fois sur mon âme? Si je jure, tu
me croiras?
KIRIAK. Je te croirai!
1
VÉTA, vite. Kiriak chéri, que je devienne aveugle, que je
sois privée de toi, que je n'aie plus un moment de bonheur
avec toi; na -que veux-tu de plus? -si j'ai le
moindre reproche à me faire, et si dans tout ce qu'a
inventé mon époux, il y a quelque chose de vrai.
KIRIAK. Pourquoi es-tu allée aux attractions?
VÉTA. C'est ma soeur Zitza qui m'a forcée. Il y avait un
monde fou, on ne savait même pas où se mettre; il Y
avait de la musique, on jouait des farces. Je n'ai rien
vu, rien entendu. Pendant toute la soirée, au milieu de
tous ces bruits, je n'ai pensé qu'à toi, c'était comme en
rêve ... Je savais bien qu'il m'arriverait malheur, j'avais
eu des signes, le matin, j'avais fait tomber la veilleuse
de l'icône ... Même que mon époux voyant que je m'étais
effrayée me dit: «Qu'est-ce que ça peut faire si elle
s'est renversée, faut pas croire à toutes ces bêtises.
Qu'est-ce qui peut nous arriver? Que le magasin prenne
feu? Il n'a qu'à brûler! c'est moi qui l'ai fait, c'est

UNE NUIT ORAGEUSE
pas lui qui m'a fait, moi! il est assuré ... S'il n'y a que
ça comme malheur 1. .. » J'avais donc renversé la
veilleuse ;' ensuite j'avais eu des battements à la tempe
droite depuis trois jours. Toi, je t'avais laissé à la maison,
ton fusil à la main; le chargeur était rouillé et tu
voulais le nettoyer avec la baguette. Je ne pouvais
m'empêcher de penser à ce fusil. Je me disais: mon
Dieu! si la décharge éclatait dans ses mains, qu'est-ce
que je vais devenir en le trouvant raide mort à la maison!
Pourquoi ne lui ai-je pas dit de faire attention,
pourquoi ne lui ai-je pas demandé de laisser ce fusil au
diable, pourquoi suis-je partie ce soir? Voilà les soucis
que je me suis faits, toute la soirée ... Je n'ai rien vu du
spectacle, je te le jure, je n'ai rien vu, rien entendu. Je
peux jurer sur ce que tu veux, est-ce que tu me crois?
KIRIAK, complètement vaincu. Je te crois! Il jette la baïonnette
très loin et prend Véta dans ses bras.
VETA, le serrant avec force. Kiriak -ils restent un instant
embrassés en silence -Kiriak, ne recommence pas,
j'en mourrais, je te le jure, tu me tuerais !
KIRIAK. Je ne recommencerai pas.
VETA. Tu me le promets? Tu le jures?
KIRIAK. Oui.
VETA. Et tu me croiras lorsque je te dirai que je ne pense

qu'à toi?
KIRIAK. Oui.
VETA. Que je ne vis que pour toi?
KIRIAK. Oui.
VETA. Et tu ne seras plus jamais méchant?
KIRIAK. Non.
VÉTA. Et tu ne me feras plus jamais pleurer?
KIRIAK. Non! non! non! Tu me pardonnes?
VETA. Toi aussi tu me pardonnes?
KIRIAK. Je t'ai pardonné depuis longtemps. Ils s'embrassent
avec force.
DUMITRAKÉ, dehors sous la fenêtre. Kiriak, Kiriak. Les
UNE NUIT ORAGEUSE j'f
amants toujours embrassés, demeurent pétrifiés en
l'entendant.
VETA. Ciel! Mon mari !
KIRIAK, vite, la tenant toujours dans ses bras, fait quelques
pas vers lafenêtre. Ce n'est rien. Il va vers les postes de
garde de Marmizon. À Dumitraké par la fenêtre. C'est
vous, patron ?
DUMITRAKÉ, du dehors. Mais quoi, tu ne t'es pas encore
couché, Kiriak, mon petit?
KIRIAK. Pas encore, patron, j'y vais.
DUMITRAKÉ, dehors. Bonne nuit!
IPINGESCO, de même. Faites de bons rêves, honorable!
DUMITRAKÉ, s'éloignant progressivement. Kiriak, mon petit,
rappelle-toi ce que nous avons dit, ouvre les yeux, fais
bien attention, tu sais que je tiens beaucoup quand il
s'agit péremptoirement...
KIRIAK, serrant fortement Véta dans ses bras. Ne vous en
faites pas, patron! Vous savez bien que j'y consens de
tout coeur à votre honneur familier.
RIDEAU

ACTE II
Même chambre, lampe à pétrole allumée sur la table.
SCÈNE 1
V éta, Kiriak.
VÉTA. Va, mon chéri, va, sois sage, il est bientôt onze
heures, qui sait, il peut surgir tout d'un coup!
KIRIAK. Penses-tu, il en a encore pour deux bonnes heures
à courir. Il ne peut pas être là de sitôt.
VÉTA. On ne sait jamais ce qui peut arriver! Il vaut mieux
être prudent.
KIRIAK. N'aie pas peur, chérie, puisque je te dis qu'il ne
viendra pas; il doit aller jusqu'à Cotroceni et c'est loin!
Tu sais bien qu'il aime traîner.
VÉTA. C'est vrai, mais je voudrais me coucher, moi aussi,
je suis très fatiguée je t'assure. Sais-tu que depuis notre
dispute d'hier soir j'ai pas fermé l'oeil?
KIRIAK. Moi non plus je ne l'ai pas fermé.
VÉTA. Justement. Embrasse-moi encore une fois et va te
coucher. Demain tu dois aller à l'esercice, as-tu oublié
que tu dois te lever à l'aube ?
KIRIAK. C'est juste. Comment aurais-je oublié? Demain, je
dois me lever à quatre heures. Le tambour doit venir pour
aller chercher deux hommes de la Compagnie et faire son
affaire à Také le savetier du pont Saint-Rigobert.
VÉTA. Mais il paraît qu'il a la langueur, d'après ce que m'a
dit tante Safta.
KIRIAK. Je m'en fiche qu'il soit malade, est-ce que je suis
malade, moi. Ça ne me regarde pas. Je l'ai sur ma liste,
il doit être présent à l' esercice.
VÉTA, tressaillant comme si elle avait entendu un bruit.
UNE NUIT ORAGEUSE
Tais-toi une seconde! Elle prête l'oreille. Il m'a semblé
entendre quelqu'un à la petite porte. Allons, Kiriak,
embrasse-moi et va-t'en.
KIRIAK l'embrasse. Tu ne vas plus à l'Union demain soir?
VÉTA. Non, je n'irai plus sans toi. Et toi ... tu n'oublies pas
ce que tu m'as promis -tu ne me feras jamais plus de
la peine?
KIRIAK. Jamais. Il l'embrasse, la serre dans ses bras et s'en
va. Bonsoir. Il revient, même jeu, et sort à gauche au fond.
VÉTA, seule, fredonne doucement, allant vers la table.
« Dans un moment de grand bonheur
Les étoiles pleines d'amour
M'ont inondée d'une lumière
Qui resplendira toujours. »
Fredonne de plus en plus doucement. Il doit être plus de
onze heures ... je vais me coucher ... ce que je suis fatiguée!
je n'en peux plus ... Près de la table, ouvre l'album,
tombe sur le portrait de Kiriak. Ah, ah, Kiri~k ! Fredonne
la première strophe du « Portrait» de G. Sion.
« Oh, lorsque les heures de la mélancolie '
Viendront troubler ton coeur mignon, chérie
Regarde mon portrait et pense mon amour
Que nous deux ensemble compatirons toujours. »
Continue à voix plus douce; elle baisse la lumière et
commence à se préparer pour la nuit. La porte du fond
s'ouvre lentement pendant ce temps et Rica Venturiano
apparaît: la chambre est très faiblement éclairée par la
flamme baissée de la lampe.
SCÈNE 2
Véta et Rica Venturiano, puis Dumitraké et Ipingesco dans
les coulisses.
RICA entre, s'arrête sur le seuil. V éta lui tourne le dos, il
respire profondément, appuie une main sur son coeur,

UNE NUIT ORAGEUSE
s'avance sur la pointe des pieds jusque derrière la chaise
sur laquelle est assise Véta; il tombe à genoux et commence
avec force. Ange radieux!
VÉTA pousse un cri, se lève et se précipite vers l'autre côté
de la scène, en se signant et en crachant dans son sein.
Oh!
RICA se retourne, à genoux, vers l'endroit où elle s'est
enfuie. Ange radieux! ainsi que j'ai eu l'honneur de vous
communiquer dans ma précédente épître, depuis que je
vous ai vue tout d'abord et pour la première fois, j'ai
perdu mes facultés raisonnantes ; oui, je suis fou ...
VÉTA. Fou ? Criant. Au secours ! Kiriak ! Spiridon !
RICA. Ne criez pas, madame. Il avance, à genoux, d'un pas.
Soyez miséricordieuse! Je suis fou d'amour; oui, mon
front est brûlant, mes tempes sont en nage, je souffre horriblement,
comme si j'avais la rage.
VÉTA. La rage ? ... Monsieur, dites-moi, tout de suite, ou je
crie, qui êtes-vous, que voulez-vous, que cherchez-vous
à cette heure chez les gens ?
RICA se relève, s'approche d'elle en lui barrant le chemin.
Qui je suis? Vous me demandez qui je suis? Je suis un
jeune homme jeune et malheureux qui souffre au-delà du
possible et qui aime jusqu'à l'immortalité.
VÉTA. Et alors, que voulez-vous que ça me fasse. Après une
seconde de réflexion. Mon Dieu, ça doit être un voleur ;
il sait que mon mari n'est pas là et il est venu cambrioler.
Criant très fort. Kiriak! Spiridon ! au secours ! au
voleur !
RICA retombe à genoux, les mains jointes, comme pour
une prière. Ne criez pas! ne criez pas! soyez miséricordieuse;
soyez piteuse! vous m'avez demandé qui je
suis, je vous l'ai dit... vous me demandez ce que je
viens faire chez vous ... Ingrate! Ne m'as-tu pas écrit
toi-même, en original?
VÉTA. Moi?
RICA. Oui! Il se relève. Ne m'as-tu pas écrit d'entrer sans
UNE NUIT ORAGEUSE
crainte, après dix heures, au numéro 9 de la rue Catilina,
lorsque j'aurai vu baisser la lumière de ta fenêtre ! Me
voilà! Je me suis transporté sur les lieux pour te répéter
que je t'aime, comme l'esclave aime la lumière et
l'aveugle la liberté.
VÉTA. Mais c'est vrai, monsieur, ma parole, vous êtes fou !
Vous rêvez: moi, vous écrire une lettre? Faut-il être
effronté! Savez-vous bien à qui vous parlez?
RICA. Et comment donc ! N'essayez pas de vous défendre,
mon ange, c'est en vain. Toi aussi tu m'aimes, fais pas
de chichis! Je l'ai bien vu, dès le premier soir, à l'Union
Nationale!
VÉTA. À l'Union Nationale l... Elle réfléchit.
RICA. Oui! Dès ce soir-là, lorsque nos regards se sont rencontrés,
j'ai lu dans tes yeux si sublimes que toi aussi tu
correspondais à mon amour. Je t'ai suivie le soir même
jusqu'à l'Établissement Central; j'avais bi~n vu que ton
mufle de beau-frère m'avait flairé. Il savait que je vous
suivais. J'ai dû retourner sur mes pas, car Gomme la rue
était dépourvue de becs de gaz, je fus abandonné par mon
courage, parce que j'avais peur. Ça ne m'arrangeait pas
d'avoir des mots avec le mufle. Mais avant-hier au soir,
le divin Amour inspira du courage à ma flamme ... je vous
ai filés du centre de la ville jusqu'à la zone, près de chez
vous. Je poussai jusqu'au coin de la rue. Mais juste au
moment où je voulais identifier ton adresse, des chiens
ont bondi de la cour et m'ont empêché. En apprenant que
tu habitais dans ces parages, je t'ai fait une cour immortelle:
j'ai pris des renseignements chez le garçon de
magasin de ton beau-frère, pour savoir quelle était ta
situation de famille. J'ai appris que tu étais libre à présent.
Je t'ai mandé ma première épître dans un moment
d'inspiration, vous l'avez reçue, vous m'avez dit de venir,
me voilà ... pour vous répéter encore que '" Il tombe de
nouveau à genoux. Non, quoi qu'on dise et quoi qu'on
fasse, je clamerai haut et fort que tu es l'aurore qui

UNE NUIT ORAGEUSE
42
défonce la voûte étoilée, dans une adoration poétique
pleine de mystère. Il continue sa déclaration très vite,
jusqu'au moment où Véta l'interrompt.
VÉTA, qui a écouté avec beaucoup d'attention la tirade de
Rica, l'interrompt en éclatant de rire. Ho ! ha ! ha ! ha 1. ..
maintenant je comprends tout 1. .. ha ! ha !
RICA. Tu ris, tu ris, ingrate, de ma flamme sacrée?
VÉTA. Comment ne pas rire, Dieu me pardonne, bien sûr
que je ris. Savez-vous seulement à qui vous parlez? Me
connaissez-vous? Savez-vous vraiment qui je suis?
RICA. Comment ne le saurais-je pas? Tu es l'archange de
mes rêves, tu es l'étoile, je pourrais même presque .dire
l'astre du matin qui resplendit avec sublimité dans la nuit
ténébreuse de mon existence, tu es ...
VÉTA va vers la lampe, remonte la mèche et éclaire son
visage. Vraiment? Regardez mieux. Elle rit.
RICA très embarrassé, se relève, recule en titubant.
Madame! Je vous demande ben pardon! Excusez!...
Madame... Considérant que... c'est-à-dire, pour tout
dire, en un mot, le respect... mille excuses, ... sous prétexte
... en prenant pour motif... excusez ... mille fois pardon
1. ..
VÉTA riant. Va pour le pardon, mais je vous en prie, si vous
tenez à la vie, allez-vous en au plus vite, dépêchez-vous
de sortir! ... car si pour votre malheur mon mari vous
trouvait ici ... Appuyant. Le mufle, comme vous dites ...
alors ...
RICA. Mille excuses, pardon !...
VÉTA. ... alors, ma fois, je ne donnerai pas cher de votre
peau. Mon mari est terriblement jaloux, il serait capable
de vous tuer !
RICA, effrayé. Me tuer !
VÉTA. Avant-hier soir vous l'avez échappé belle... si les
chiens ne vous avaient pas barré la route... mon mari
avait déjà réveillé Kiriak.
RICA. Kiriak !...
UNE NUIT ORAGEUSE
VÉTA. Oui, Kiriak, notre employé ... ils sont sortis tous les
deux, l'un par la petite porte de derrière, l'autre pardevant,
pour vous prendre au piège. Kiriak avait même
pris le pistolet !... Mais vous vous êtes enfui à temps.
RICA, inquiet. Le pistolet l... Madame, j'ai 1'.honneur de
vous prier de vouloir bien me permettre d'urgence de
déguerpir...
VÉTA. Vous en avez de bonnes! On dirait que je vous
retiens! Allez-y la porte est ouverte, dépêchez-vous et
faites surtout attention en sortant de ne pas vous trouver
nez à nez avec mon mari... Justement, il doit rentrer.
Passez par le terrain vague, c'est plus sûr. Encore une
fois, faites attention, mon mari vous connaît et s'il vous
voit, il vous saute dessus ...
RICA. Dieu m'en garde! Il veut partir, puis s'arrête et
revient sur ses pas. Madame, vous êtes une dame estimable
et je profite de l'occasion pour vou~ prier, avec
volubilité, d'agréer l'expression de la haute considération
et du profond respect avec lesquels j',ai l'honneur
d'être votre serviteur très humble et soumis, Rica
Venturiano, archiviste de la Justice de paix, quatrième
circonscription, poète lyrique, collaborateur du journal
« La Voix du Patriote National », publiciste et étudiant
en droit...
VÉTA. En droit, en maladroit, je m'en balance! allez, dépêchez-
vous ou bien voulez-vous avoir un conflit...
RICA. Oh, non, madame, certainement pas je suis un jeune
homme bien élevé, je ne peux pas souffrir les conflits 1. ..
VÉTA. Alors, allez-vous-en, qu'attendez-vous?
RICA. Je m'en vais, mille excuses, pardon, bonsoir!
VÉTA. Allez! Elle veut l'accompagner jusqu'à la porte, mais
au moment de l'ouvrir, on entend la voix de Dumitraké
dans la cour, Rica et V éta reculent épouvantés.
DUMITRAKÉ, dans la cour. Puisque je vous dis que je l'ai
aperçu derrière la fenêtre. Il est là, dans la maison.
Kiriak ! Kiriak ! Spiridon !

UNE NUIT ORAGEUSE
VÉTA, épouvantée. Maladroit! Monsieur, vous m'avez mise
dans le pétrin... quant à vous, je vous plains... fuyez,
fuyez, vous êtes mort !
RICA. Dieu ! Il se précipite vers la porte.
VÉTA, ['arrêtant. Pas par là !
DUMITRAKÉ, en coulisses. Si ventre-creux n'a pas son
compte, qu'on me rase la moustache et les favoris!
IPINGESCO, en coulisses. Raison! On entend leurs pas
rapides dans les escaliers.
RICA, désespéré. Madame, madame, un peu de miséricorde
pour un jeune Roumain dans le tendre printemps de son
existence! je n'ai vu fleurir les roses que vingt-cinq fois
et demie, vingt-six à la Sainte-Barbe ... sauvez-moi!
VÉTA. Oui, mais par où ? .. Ah, par cette fenêtre; vous sortez
vite, vous passez gentiment par les échafaudages à
gauche, vous descendez l'échelle au bout du chantier;
en bas, il y a une petite porte qui donne sur le terrain
V· ,
vague... Ite ....
Rica sort par la fenêtre, se cogne la tête contre le mur,
aplatissant son chapeau.
RICA. Pardon 1... Excusez 1... Bonsoir !...
Il disparaît par la fenêtre, tandis que les pas approchent.
SCÈNE 3
V éta seule, puis Dumitraké et Ipingesco.
VÉTA. Il est sauvé le malheureux! Quelle comédie! Mon
Dieu si Kiriak l'avait attrapé, il l'aurait tué. Voyez-vous
cette coquine de Zitza ! C'est pourquoi elle tenait mordicus
à ce qu'on aille tout le temps au théâtre de verdure:
elle était amoureuse. Et moi la sotte, ne pas m'en
apercevoir et avoir la vie dure à cause du gentleman ...
Dieu soit loué, il s'est sauvé, le pauvre, ses talons doivent
faire des étincelles à l'heure qu'il est! Elle se met
UNE NUIT ORAGEUSE
à la table et feint de coudre. La porte du fond s'ouvre
toute grande brusquement. Dumitraké, Ipingesco entrent
furieux, les sabres dégainés.
DUMITRAKÉ, d'un air redoutable. Madame! qui était là à
l'instant? Ipingesco cherche partout du regard, puis va
voir sous le lit, sous la table, de tous les côtés.
VÉTA. Qui veux-tu que ce soit ?
DUMITRAKÉ, bouillant. Qui je veux que ce soit? est-ce que
je le sais? si je le savais, je ne te le demanderais pas !
IPINGESCO. Raison. Il continue de chercher.
VÉTA. Eh, tu sais que tu es drôle! tu es tout rouge de
colère! Regardez-moi, le sabre nu, comme pour une
charge de cavalerie!
DUMITRAKÉ, Il n'y a pas de quoi rire, madame! Après
m'avoir fait subir un affront pour ce qui m'était le plus
cher, vous avez le coeur à rire, madame 1... Quittez cette
pièce, madame ... Et d'abord, pourquoi n'es-tu pas encore
couchée, à l'heure qu'il est?
1
VÉTA. Vraiment, tu n'es pas dans ton état normal! Quelle
question: pourquoi je ne me suis pas couchée ... parce
que je n'avais pas sommeil, tout simplement. Quoi, tu
aurais voulu que j'aille me coucher? .. Et le travail pour
demain? C'est fête, tu le sais bien, je dois faire toilette
pour aller à l'église.
IPINGESCO. Raison !
DUMITRAKÉ, Madame, passez dans l'autre pièce, ICI nous
avons à faire; va vite. Il circule, agité et criant.
Spiridon ! Spiridon ! Kiriak ! À Véta. Vous avez mal agi,
madame!
VÉTA. Comment, mal agi? Tu rêves? Qu'est-ce que j'ai
fait?
DUMITRAKÉ, Vous le savez bien ! Ce qui va arriver, vous
l'aurez sur la conscience! D'un ton sinistre. Parce que,
sachez-le bien, il va arriver un grand malheur, quitte à
me transformer en criminel.
VÉTA. Tu es fou! À part. Maintenant, je ne crains plus rien.

UNE NUIT ORAGEUSE
46
DUMITRAKÉ, terrible. Allez, madame, et ne riez plus !
VÉTA. Bon, bon, je m'en vais. Elle sort, en riant, à gauche,
premier plan.
SCÈNE 4
Dumitraké, Ipingesco, puis Spiridon.
DUMITRAKÉ. Vous savez -l'émotion l'étouffe -je me
domine, je mets des gants, pour lui parler, je ne veux pas
lui expliquer les choses formellement, pour ne pas la faire
rougIr.
IPINGESCO. Raison !
DUMITRAKÉ. Vous savez comme elle est...
IPINGESCO. Madame Véta 7... pudique ... à qui le dites-vous?
DUMITRAKÉ, se promenant agité. Comment, dans ma propre

maison, je ne pourrais pas mettre la main sur le bagabond
7... Car il n'a pas pu sortir ... il n'y a pas un autre
escalier ... Il crie. Spiridon ! Kiriak ! Kiriak ! Spiridon !
SPIRIDON entre par la droite, cheveux en désordre, réveillé
en sursaut, encore ahuri. À vos ordres, patron!
DUMITRAKÉ. Mes ordres, viens que je t'en donne, des
ordres ... Il l'attrape par les cheveux.
IPINGESCO. Hahahahahahah ! qu'on lui secoue les puces !
DUMITRAKÉ. Il me semble qu'il était bien entendu, mon

sieur Spiridon, mon garçon, que je ne te trouverai plus
en train de dormir lorsque je rentre à la maison ! Tiens,
des ordres! en voilà, des ordres, en v'là encore! ça te
fera passer le sommeil !
SPIRIDON, pleurant. Aïe, patron, aïe ... Qu'est-ce que je vous
ai fait de mal, patron, si j'ai dormi 7
IPINGESCO, terrible, à Spiridon. Pourquoi est-ce que tu n'es
pas présent à l'appel nominal 7
SPIRIDON. Aïe! Il se lamente.
DUMITRAKÉ. Ferme-là! Où est Kiriak ?

UNE NUIT ORAGEUSE
SPIRIDON, se réfugiant dans un coin. J'sais pas, moi ...
DUMITRAKÉ se précipite sur lui, Spiridon s'enfuit. Tu sais
pas, hein 7 Mais manger et dormir, ça tu le sais !
SPIRIDON. Il dort dans sa chambre, patron!
DUMITRAKÉ. Il dort? Vous dormez tous, il vaudrait mieux
que vous dormiez dans le tombeau ... Mais pour manger
mon pain, vous ne dormez plus! Va appeler Kiriak,
vite 1...
IPINGESCO, à Spiridon en battant du pied. Urgent! Spiridon
sort à gauche en courant.
DUMITRAKÉ. Kiriak ! Kiriak ! Moi je brûle sur des charbons
ardents, eux, pendant ce temps-là, ils ronflent! Moi, mon
honneur familier me brûle et eux ne brûlent que d'envie
de dormir !... Kiriak !
SCÈNE 5
Les mêmes, Kiriak, puis Spiridon.
KIRIAK, entrant par la gauche en se frottant les yeux, en
tenue de nuit, avance amolli par le sommeil. De quoi,
patron? Yale feu? Ça brûle? Où est-ce que ça brûle?
DUMITRAKÉ, le prenant par la main et l'amenant à l'avant

scène. Kiriak ! Sec Je suis perdu!
KIRIAK. Pourquoi donc?
DUMITRAKÉ. Fichue, l'ambition!
KIRIAK. Comment ça ?
DUMITRAKÉ. Justement, la chose à laquelle je tenais le plus!
KIRIAK. Quoi?
DUMITRAKÉ. On a déshonoré mon honneur familier.
KIRIAK. Pensez-vous, c'est pas possible ... Des imagina

tions !
DUMITRAKE. aI vu, e mes yeux, vu ....

' J" d ,
KIRIAK. Pas vrai! C'est comme ça que vous m'avez effrayé
l'autre soir ! Vous vous faites des idées !...

UNE NUIT ORAGEUSE
DUMITRAKÉ. Kiriak, demande à monsieur Naé !
IPINGESCO, avec gravité. J'approuve positivement.
KIRIAK, tout à fait réveillé. Comment? Quand ? Où ? Qui ?
DUMITRAKÉ. Le bagabond !
KIRIAK. Sans blague?
DUMITRAKÉ. Tripes-creuses, Kiriak, mon fils, je l'ai vu de
la rue, il était là, à la fenêtre, ses verres sur le nez, son
melon sur le haut du crâne !...
IPINGESCO. Idem !...
Spiridon entre par la droite.
KIRIAK. Ici même, dans la maison ? Ne me faites pas faire
un malheur, patron !
SPIRIDON, à part. Des lunettes? un melon? c'est le type à
madame Zitza ! Il sort furtivement par le fond.
DUMITRAKÉ. Je l'ai vu, de mes yeux vu, il peut pas être
sorti, il n'avait pas par où passer. L'escalier, je l'ai monté
avec m'sieu Naé, je me serais trouvé nez à nez avec lui.
Il doit être là, dans la maison, caché. Il faut le trouver.
Il sort par la droite.
KIRIAK, se frappant la poitrine. Comptez sur moi, patron !
IPINGESCO, qui se trouve à la fenêtre de gauche. Je vous
demande pardon, cette fenêtre donne sur les échafaudages
et les échafaudages conduisent jusqu'au bout du
chantier.
Dumitraké rentre et sort à gauche, continuant à chercher.
KIRIAK. Oui.
IPINGESCO. Eh bien! Là-bas, y a pas d'échelle? S'il est
sorti par cette fenêtre, il a pu s'échapper par le terrain
vague.
KIRIAK. Il n'a pas pu trouver l'échelle. Les échafaudages
aboutissent au grenier de l'écurie; mais le grenier n'a
pas encore de plancher couvert, il n'y a que les barres,
et l'échelle est de l'autre côté, derrière le chantier.
DUMITRAKÉrentre par la gauche, désespéré. Mon ambition
est fichue ! Tout m'est égal ! On a déshonoré mon honneur
familier, plus rien ne m'intéresse, même si le bagne
UNE NUIT ORAGEUSE
m'attend! Cherchant du regard, il voit la canne de Rica
oubliée sur le plancher près de la chaise, là où ce dernier
était tombé à genoux en entrant. Kiriak et Ipingesco
cherchent aussi partout. Kiriak! Kiriak! mon petit,
regarde! Il montre la canne. Dis encore que c'est de
l'imagination.
KIRIAK se précipite et prend le fusil qui a la baïonnette au
canon. Patron, on va lui mettre la main dessus 1 Suivezmoi!
M'sieu Naé, avec nous! La chambre de Spiridon
-il montre vers la droite -donne aussi sur le grand escalier.
Par l'escalier que vous avez pris en arrivant, il n'a
pas pu s'échapper. C'est par là, par l'échafaudage qu'il
est sorti ! Il doit s'être caché dans le grenier, au bout du
chantier. Suivez-moi vite! Mort ou vif, je l'aurai! Ils
veulent sauter par la fenêtre.
SCÈNE 6
Les mêmes, Véta venant par la gauche.
VÉTA. Qu'est-ce qu'il y a, qu'est-ce qu'il y a encore?
KIRIAK s'adresse à elle avec force. Il n'échappera pas,
madame, mort ou vif, je l'aurai.
DUMITRAKÉ, de même. Oui, madame, mort ou vif.
IPINGESCO, de même. Absolument !
KIRIAK. Allons, patron, allons m'sieu Naé ! Il veut se pré

cipiter par la fenêtre, le fusil à la main.
VÉTA court et se met devant la fenêtre. Vous êtes fou? Vous
voulez que les échafaudages s'écroulent avec vous?
Kiriak, ne sais-tu pas que les échafaudages sont abandonnés
depuis trois semaines ? Tu veux te tuer !
KIRIAK. Laissez-nous, madame! Il veut l'écarter, elle s'y
oppose.
DUMITRAKÉ, même jeu. Laissez-nous, madame !
IPINGESCO, même jeu. Pardon !

UNE NUIT ORAGEUSE
50
VÉTA, à Kiriak. Tu te laisses prendre encore aux soupçons
de mon mari ? Tu as donc oublié ce que ...
DUMITRAKÉ. Oui, des soupçons, des soupçons avec des
lunettes sur le bout du nez et le chapeau sur la tête.
KIRIAK, luttant avec V éta. Laissez-moi, madame! Il
s'échappe de ses mains et sort par la fenêtre.
VÉTA titube et tombe sur une chaise. Kiriak !
DUMITRAKÉ. En avant, Kiriak, en avant m'sieu Naé ! Il sort
par la fenêtre. Ipingesco le suit.
VÉTA se lève d'un pas mal assuré, sort la tête par lafenêtre.
Kiriak ! Kiriak ! doucement, attention, tu vas tomber !
SCÈNE 7
Véta, Zitza.
ZITZA entre par le fond en se dépêchant. Qu'y a-t-il, frangine?
Qu'est-il arrivé? Spiridon vient de me dire ...
VÉTA se levant vite. Zitza, Zitza, tout ça c'est de ta faute.
C'est toi qui m'a amenée à l'Union, c'est toi qui a encouragé
ce fonctionnaire pour qu'il nous suive, c'est à cause
de toi que j'ai des embêtements avec Kiriak !
ZITZA. Avec Kiriak ?
VÉTA se reprenant. Avec mon mari, avec Kiriak, avec tout
le monde; tu lui as dit de venir, et au lieu de venir chez
toi, il s'est amené ici.
ZITZA. Et alors?
VÉTA. Et alors juste quand je voulais le faire partir par-derrière,
voilà mon mari et Naé le sous-commissaire qui
montent les escaliers quatre à quatre, en hurlant comme
des chiens enragés.
ZITZA. Ensuite?
VÉTA. Je l'ai fait sortir par la fenêtre, je lui ai fait escalader
les échafaudages pour qu'il s'échappe derrière le
chantier, par la petite porte qui donne sur le terrain vague.
UNE NUIT ORAGEUSE
ZITZA, effrayée. Par la petite porte qui donne sur le terrain
vague!
VÉTA. Oui, parce que si je l'avais fait sortir par l'entrée
principale, il se serait trouvé face à face avec mon mari.
ZITZA, écrasée. Frangine, pour l'amour de Dieu, la petite
porte qui donne sur le terrain vague est fermée à double
tour. Tout à l'heure, j'ai voulu passer par là pour ne plus
faire le tour et j'ai dû revenir sur mes pas dans la rue
pour pouvoir entrer.
VÉTA. Fermée? Et la clôture qui est haute de trois mètres !
Alors, la personne en question n'a pas pu s'échapper !
Zitza, Zitza, il y a du danger! Dumitraké est furieux,
Kiriak est complètement fou !
ZITZA. Oh ! mon Dieu! ils vont me le tuer, mon pauvre
chéri !
VÉTA. Kiriak a pris le fusil avec la baïonnette et Dumitraké
a dégainé son sabre !
ZITZA. Tais-toi, frangine, je meurs! On entend des planches
céder.
VÉTA. Silence! Elles écoutent toutes les deux.
DUMITRAKÉ, dehors. Vas-y, Kiriak !
IPINGESCO, dehors. Au nom de la Constitution, arrête!
VÉTA, épouvantée. Ils l'ont rattrapé!
ZITZA, même jeu. Ah, je me meurs !
VÉTA. Ils sont dans la cour, descendons tout de suite. C'est
toi qui nous a tous mis dans le pétrin, à toi de nous en
sortir! Dépêche-toi, il faut le sortir de là.
ZITZA. Allons! Elles vont vers le fond. Au moment où elles
veulent passer le seuil, on entend dehors un autre bruit
et des cris.
VOIX DE DUMITRAKÉ. Attrape-le Kiriak ! Bruits, cris et un
coup de feu.
VÉTA. Kiriak !
ZITZA. Ah ! le pauvre cher! Elles sortent désespérées.

-:JL UNE NUIT ORAGEUSE
SCÈNE 8
Rica Venturiano, puis Spiridon.
RICA entre lentement par la fenêtre par laquelle il était
sorti. Il est sale, taché de plâtre, de ciment, de brique,
ses cheveux en désordre, le chapeau déchiré. Il est jaune,
les traits tirés, il tremble et bredouille en parlant. Il est
pris de peur de temps à autre et flageole. Je l'ai échappé
belle jusqu'à présent! Sainte Barbe continuez à me sauver!
Je suis jeune encore! Bon génie des lendemains
roumains qui chantent, protège-moi, car moi aussi je suis
roumain ! Il respire péniblement et essaie de calmer ses
palpitations. Oh ! quelle nuit orageuse! Quelle horrible
tragédie ! Il lui semble entendre un bruit et tressaille.
Quelles péripéties! Je sors par la fenêtre, j'avance à
tâtons dans les échafaudages, je m'appuie consciencieusement
au mur et j'arrive au bout du chantier. Le destin
implacable me persécute... les échafaudages n' aboutissent
nulle part: pas d'échelle ... la dame perfide m'avait
induit en erreur. Je veux revenir sur mes pas: j'entends
soudain les forces hostiles qui foncent au-:-devant de moi
sur les échafaudages; je me re-retourne sans voir où je
vais : je bute contre un tonneau de ciment. Soudain, une
inspiration ... -moi, comme poète, j'ai toujours des inspirations!
-je me cache dans le tonneau! Les pasdes
adversaires approchent à toute allure, une partie de la
troupe passe en courant près de mon tonneau, en m'injuriant.
Moi, en tant que jeune homme bien élevé, je fais
semblant de ne pas comprendre. Ils s'éloignent tous.
J'entends un bruit, des hurlements, des cris de femme,
enfin, un coup de feu. Puis le bruit doucement s'éloigne,
tout demeure figé dans un silence lugubre. On n'entend
plus dans le lointain que l'horloge de l'Établissement
Central qui sonne onze heures vingt. Heure fatale de mon
destin! Je sors doucement de mon tonneau, j'avance à
UNE NUIT ORAGEUSE
quatre pattes dans les échafaudages et me retrouve de
nouveau ici ... Que faire? Par où sortir? J'ai besoin d'une
inspiration géniale. Il met la main à son front et réfléchit.
Oui, je l'ai trouvée: sortir par la porte. Il se dirige
vite sur la pointe des pieds vers la porte du fond, l'ouvre;
dans l'entrée c'est l'obscurité. Ténèbres obscures ! Il va
vers lafenêtre. Dieu! J'entends des pas, quelqu'un arrive
des échafaudages! Il se précipite vers la porte à droite
qui donne dans la chambre de Spiridon. Par là ! Spiridon
entre au même moment, ils se heurtent l'un à ['autre.
Ah ! tu m'as fait peur! Il se trouve mal.
SPIRIDON. Monsieur gentleman, vous êtes encore là ? C'est
le massacre; débinez-vous; si vous tombez dans leurs
pattes, vous êtes mort.
RICA. Mort? Sauve-moi, mon garçon, tire-moi de là. Par
où sortir? Allant vers la porte de droite par laquelle est
entré Spiridon. Par ici ...
SPIRIDON. Pas possible! Il lui coupe le chemin. Cette
chambre-là donne également dans l'entrét; principale:
vous tomberez sur eux.
RICA. Ah, surtout pas ça ! Mais alors, que faire? Mon existence
est périclitée! Je veux me sauver. Sauve-moi! Je
te donne trois quarts de rouble comme pourboire.
SPIRIDON. Trois quarts de rouble? Six paquets de tabac!
D'accord, je vous sauve.
RICA. Comment? Par où ? Dis-le-moi vite, je suis pressé,
je succombe.
SPIRIDON. Pour le moment, restez là. Moi, je vais à côté
dans la petite chambre -à droite -j'ouvre la porte qui
donne dans l'escalier. Dès que je les vois monter, je vous
appelle dans la chambre, nous fermons la porte du milieu,
et lorsqu'ils seront tous rentrés ici, je vous fais sortir de
l'autre côté dans l'escalier, vous descendez, vous avez la
porte et vous fuyez. Je vous sauverai, ne vous en faites
pas ...
RICA. D'accord! Dépêche-toi...

,)4 UNE NUIT ORAGEUSE
SPIRIDON, finement. Alors, vous ne me donnez pas ...
RICA. Quoi?
SPIRIDON. Ce que vous m'avez promis?
RICA. Mais, si, mais si, je te donne. Il fouille dans toutes

ses poches et complète fébrilement avec de la menue
monnaie. Spiridon contrôle minutieusement. Mon garçon
-solennellement -jeune homme, sais-tu dans quelle
position je me trouve? Sais-tu le danger qui me menace ?
SPIRIDON. Tu parles! Qui la connaît mieux que moi, la volée
du patron! Oh, là, là, je vous promets, si vous ne pouvez
lui échapper ...
RICA. Quoi? Il chancelle.
SPIRIDON. Vous verrez par vous-même quel diable d'homme
c'est... c'est pas pour rien qu'on l'appelle Titirca Coeur
de Pierre.
RICA. Non, non, je veux rien voir. Sauve-moi.
SPIRIDON, froidement. Oh, ne vous en faites pas, si je peux,
je vous sauverai bien sûr !
RICA. Ah ! Il chancelle. l'entends du bruit; ils montent. Il
chancelle. Dépêche! Sauve-moi! Spiridon sort par la
droite en comptant ses sous. Rica le presse par-derrière.
SCÈNE 9
Rica, Dumitraké, Kiriak, Ipingesco, Zitza puis Véta.
RICA reste un moment seul, jeu de scène silencieux, puis
on entend dans la chambre de droite des gifles et Spiridon
qui crie. Oh ! Pas dans l'escalier. Rica se précipite vers
la porte de droite.
DUMITRAKÉ en sort, la lame de son sabre au clair. Halte

l'
a.,
RICA recule. Sainte Barbe, je suis trucidé! Il se précipite à
la fenêtre qui donne sur les échafaudages.
KIRIAK enjambe à ce moment-là la fenêtre, surgit sur scène
UNE NUIT ORAGEUSE
juste devant lui, le fusil avec la baïonnette en mam,
comme pour un assaut. Halte-là!
RICA recule en chancelant. Bon génie de notre destin national
! Il se précipite vers la porte du fond.
IPINGESCO surgit, au moment où Rica veut sortir, sabre au
clair à la main. Halte-là! Reconnaissant Rica, il laisse
tomber le sabre. Vous honorable? Pas possible!
RICA, tremblant terriblement. Si, c'est moi.
Zitza entre par le fond.
DUMITRAKÉ. Qu'y a-t-il pour votre service, espèce de
salaud, monsieur? Il veut sauter dessus. Zitza se précipite
sur Dumitraké pour l'empêcher.
KIRIAK jette son fusil et crache dans ses mains. Passez-lemoi,
patron! Il se précipite sur Rica.
IPINGESCO se précipite vers Kiriak et lutte pour l'empêcher
de sauter sur Rica. Tapez pas dessus ! je le connais !
KIRIAK, à Ipingesco. Écartez-vous donc!
ZITZA, à Dumitraké. Tonton Dumitraké, n'assassine pas
mon avenir ! Elle lutte avec.
DUMITRAKÉ. Mais laisse-moi seulement lui demander: qu'y
a-t-il pour votre service, monsieur espèce de salaud?
KrRIAK. Laissez-moi, m'sieu Naé ! Je vais régler son compte
à tripes-creuses, pour lui faire passer le goût de courir
après les dames des honnêtes commerçants.
IPINGESCO, hurlant pour couvrir les cris des autres.
Arrêtez ! Arrêtez ! il y a malentendu ! je le connais ce
monsieur. Monsieur n'est pas de ceux que vous croyez:
c'est un citoyen honorable!
KrRIAK. Pour l'honorabilité, y a pas de doutes! Il veut sauter
dessus.
IPINGESCO, l'arrêtant. Il est des nôtres, c'est un patriote!
DUMITRAKÉ. Si c'est un patriote, pourquoi détruire mon
foyer conjugal, pourquoi est-ce qu'il s'attaque à mon
honneur familier? Il veut sauter dessus, Véta entre par
le fond.
ZITZA. Tonton, tonton, excuse, ce n'est pas ce que tu penses !

UNE NUIT ORAGEUSE
56
DUMITRAKÉ. Mais quoi alors ?
KIRIAK. Mais quoi ?
VÉTA vient vers Kiriak, le prend à part et lui parle d'un air
contrarié. Mais quoi, mais quoi, des hommes faits et ça
ne comprend pas. Vous vous agitez comme des fous ! Lui
chuchote rapidement à ['oreille. Voilà ce qui se passe:
le jeune homme fait la cour à Zitza, il s'est amouraché
d'elle à l'Union, tu sais le soir où il nous a suivis, ils se
sont écrits des billets doux, et au lieu d'aller chez elle,
il s'est trompé et il est venu ici. Ne t'ai-je pas dit que
c'est encore un soupçon ridicule de Dumitraké. Tu me
mets dans tous les états avec tes folies. Voilà ce qu'il y
avait, tu as vu ?
Pendant ce temps, Dumitraké, assez embarrassé par le
calme soudain de Kiriak, veut lui aussi entendre l'explication.

KIRIAK, saisissant. Ah !
DUMITRAKÉ passe près de Véta. Eh bien! qu'est-ce qu'il y
a ? Pendant ce temps, scène muette entre Ipingesco, Rica
et Zitza plus au fond.
VÉTA, à Kiriak. Explique-lui. Elle passe au fond.
KIRIAK prend à part Dumitraké et chuchote. Qu'est-ce qu'il
y a, qu'est-ce qu'il y a ? Des hommes faits et on ne comprend
pas. Nous nous agitions comme des fous! Voilà
ce qui se passe: le jeune homme fait la cour à Zitza, il
s'est amouraché d'elle à l'Union, vous savez, le soir où
il vous a suivis, ils se sont écrit des billets doux et au
lieu d'aller chez elle, il s'est trompé et il est venu ici. Ne
vous ai-je pas dit, patron, que c'est comme ça que vous
vous faites des idées. Vous m'avez fait courir comme un
forcené à me rompre le cou. Dieu nous garde ! si on avait
commis un homicide? Voilà ce qu'il y avait, vous avez
vu?
DUMITRAKÉ, calmé et éclairé. Aah ! Regardant Zitza du coin
de l'oeil. Alors, c'est comme ça. Zitza, tu nous en fais
des farces! Kiriak passe à côté d'Ipingesco.

UNE NUIT ORAGEUSE
ZITZA, baissant les yeux avec innocence. Tonton ...
DUMITRAKÉ, ['air paternel. Y a pas de quoi avoir honte,
faut bien que jeunesse se passe. Au public. Jeune fille
romanesque! C'est pour ça que m'zelle disait tout le
temps: « Allons-y, tonton, à l'Union, ma parole, je t'en
prie, sur ma tombe ! »
Pendant ce temps, ceux qui n'ont pas parlé se sont grou~
pés dans le fond. Rica a du mal à reprendre ses sens.
IPINGESCO avançant vers Dumitraké. Honorable! Avec
importance. Savez-vous qui est ce jeune homme? Il
montre Rica.
DUMITRAKÉ. Qui ?
!PINGESCO. C'est celui qui écrit à «La Voix du Patriote
National ».
DUMITRAKÉ. Noooon ! Pas possible!
!PINGESCO. Ma parole !
DUMITRAKÉ. Y a de quoi devenir fou !
IPINGESCO. Mais qu'est-ce que vous croyez? Lui-même en
personne, en chair et en os : C'est un brave garçon, il est
des nôtres, un fils du peuple. C'est lui qùi combattait
dans l'article qu'on a lu ce soir, vous savez, le ... le ...
« suffrage » ...
DUMITRAKÉ, enchanté. Bravo, bis! À voix basse à
Ipingesco. Alors, si c'est comme ça, il faut faire connaissance.
Comme il est amouraché avec Zitza, qui sait, il
faut pas laisser passer sa chance à la petite.
IPINGESCO. Raison ! C'est ce que je me disais aussi. À Rica.
Honorable monsieur, permettez-moi pour que je vous
présente le citoyen Dumitraké Titirca, commerçant, propriétaire
et capitaine dans la Garde Civile. Avec un air
important. Il est des nôtres.
Le groupe du fond avance.
RICA. Enchanté. Il se confond en compliments. Merci pour
la connaissance.
IPINGESCO. Monsieur est le citoyen Rica Venturiano, fonctionnaire,
étudiant à l'Académie -il apprend les lois -et rédacteur de «La Voix du Patriote National» -avec
force -il est des nôtres ... c'est plus la peine d'en discuter:
vous le connaissez ... Dumitraké et Rica se font des
compliments et se donnent la main.
DUMITRAKÉ, avec respect et timidité. Oui, juste ce soir on
lisait avec m'sieu Naé, dans votre gazette, ce que vous
écriviez sur les aristos qui bouffent la sueur du peuple
souverain. Eh bien, bravo, j'aime ça! vous combattez
bien la réaction, rien à dire, vous savez comme ça, à la
roumaine, vous foncez ! Que Dieu vous aide dans votre
lutte pour le peuple et débarrassez-nous des aristos !
RICA reprend du courage, après avoir souri avec satisfaction
au discours de Dumitraké. Monsieur, notre Ami
c'est le peuple: box populi, box dei. Nous n'avons
d'autre croyance, d'autre espérance que le peuple.
Dumitraké écoute avec ébahissement. Nous n'avons
d'autre politique que la souveraineté du peuple, et c'est
pourquoi, dans notre lutte politique, nous l'avons dit,
nous le disons encore et nous le répétons sans cesse à
tous les citoyens: «Ou bien il faut que vous périssiez
tous, ou bien que nous soyons tous sauvés. »
DUMITRAKÉ, ravi. Bravo, bis! Que Dieu vous garde ! Il
applaudit, chuchotant à Ipingesco. Il parle d'or. Il ferait
un de ces députés !
IPINGESCO. Ne vous en faites pas, il le sera bientôt, député.
Pendant ce temps, Rica est passé près de Zitza.
DUMITRAKÉ. Avec son talent de combattant, il peut même
devenir ministre. À haute voix à Rica qui est toujours
dans le groupe. Vous me permettez, honorable, je dois
vous demander pardon; vous savez que peut-être, tout à
l'heure, comme je tiens à ... peut-être je vous ai fait un
affront; mais il y a de votre faute aussi, je ne savais pas
que vous vîntes pour Zitza ...
RICA. Je vous en prie, pardon, ce n'est ni ma faute, ni la vôtre,
ni celle de madame Zitza ! c'est la faute au numéro de la
porte. Madame Zitza m'avait écrit qu'elle habitait au

UNE NUIT ORAGEUSE
numéro 9, j'ai vu à la porte le numéro 9, et je suis entré. Il
s ~entretient à voix basse avec Zitza, V éta et Kiriak.
DUMITRAKÉ, à Ipingesco. C'est vrai, c'est m'sieu Dinka, le
peintre en bâtiment qui m'a fait ça; il a réparé le mur
de la façade et il m'a mis le numéro 6 à l'envers. Je le
ferai mettre à l'endroit dès demain, pour qu'il ne m'arrive
plus de conflit.
KIRIAK, qui était allé au fond avec V éta, Zitza et Rica, parle
à Zitza. Ne vous en faites pas, on le lui dira la patronne
et moi, si ça vous gêne. Il avance avec Véta, Rica et Zitza
demeurent au fond de la scène. Patron.
VÉTA. Mon ami.
DUMITRAKÉ. Qu'est-ce qu'il y a, Kiriak, mon garçon?
Qu'est-ce qu'il y a, Véta?
VÉTA. Nous voulons vous demander quelque chose.
KIRIAK. Mais ne nous traitez pas avec un refus.
DUMITRAKÉ. Demandez-moi n'importe quoi; tu sais comme
je tiens à ma femme et à toi. ;
VÉTA. Voilà ce que c'est: Monsieur Rica et Zitza compatissent
ensemble.
DUMITRAKÉ, enchanté. Il faut que jeunesse se passe !
KIRIAK. Et ils n'osent pas vous dire qu'ils voudraient...
DUMITRAKÉ. Qu'ils voudraient quoi ?
KIRIAK. Quoi, vous ne comprenez pas! Rendre visite à
monsieur le maire, si vous le voulez aussi.
DUMITRAKÉ, ravi. Si monsieur veut bien nous faire l'honneur
de nous honorer, ma foi... la dot n'est pas bien
grande, monsieur est, n'est-ce pas, un échelon au-dessus
... nous ne sommes que des commerçants.
RICA, s'avançant. Citoyen, nous sommes sous le régime de
la liberté, de l'égalité et de la fraternité: personne ne peut
être placé plus haut qu'un autre: la Constitution ne le
permet pas.
IPINGESCO. Raison !
DUMITRAKÉ, à Ipingesco. Ce qu'il parle bien, messieurs!
Hourra!

RICA. Moi, si madame Zitza compatit à ma souffrance ...
DUMITRAKÉ. Comment donc ! bien sûr qu'elle compatit !
Ma petite, amène-toi ! Zitza s'approche, faisant la saintenitouche.
N'aie donc pas honte, faut bien que jeunesse
se passe... Tu consens ?
ZITZA. Moi, je fais ce que vous voulez; vous êtes comme
un grand frère pour moi.
DUMITRAKÉ. Eh bien, bonne chance et bonne santé et que
la Providence soit avec vous. À voix basse à Zitza. Il faut
honorer ton mari ; ça c'est un homme, c'est pas un chiffon,
tu l'as ta chance.
ZITZA. Merci, tonton ! Elle passe au fond.
DUMITRAKÉ. De rien. À Rica. Et maintenant, beau-frère,
causons un peu entre hommes, que ces dames n'entendent
pas; vous savez bien, m'sieu Naé, comment sont
les dames ...
IPINGESCO. Pudiques, à qui le dites-vous?
DUMITRAKÉ, à Rica qui s'est approché de lui. Pour le reste,
comme pour le reste... mais il faut absolument tenir à
l'honneur familier ...
RICA. Oui, la famille c'est la petite patrie, comme la patrie
c'est la grande famille !... La famille, c'est la base de la
société !...
DUMITRAKÉ. C'est juste! Bravo, bis! À Ipingesco. Il sait
tout, ce garçon ! Il me plaît.
IPINGESCO. S'il est journaliste 1...
VÉTA, du fond, à Dumitraké. Tout ça, c'est parfait, mes
enfants, mais on ne dort pas cette nuit? Kiriak doit se
lever demain à l'aube pour l'esercice !
DUMITRAKÉ. Bien entendu, ma bonne, comment donc !
Ils se préparent tous à se retirer; Rica est avec Zitza,
Kiriak avec Véta, Dumitraké vient vers l'avant-scène,
avec Ipingesco.
IPINGESCO, à Dumitraké. Honorable, créditez-moi d'une
cigarette à tabac.
DUMITRAKÉ. Même de deux, m'sieu Naé! Il met la main
UNE NUIT ORAGEUSE bl
dans sa poche pour sortir sa tabatière et soudain
s'arrête, les sourcils froncés, dans cette position. M'sieu
Naé ! Kiriak !
KIRIAK, venant vers Dumitraké. Quoi encore, patron ?
DUMITRAKÉ, prenant Kiriak et Ipingesco par la main, et les
amenant d'un air dramatique tout près de la rampe, face
au public. Tout est clair, maintenant, d'accord; pour ce
qui est du beau-frère Rica, c'est réglé; mais que je vous
montre ce que j'ai trouvé sur l'oreiller de mon épouse ... ravais oublié... voilà que mes mauvais soupçons me
reprennent.. .
KIRIAK, anxieux. Qu'avez-vous trouvé, patron?
DUMITRAKÉ. Voilà, tenez! Il sort de sa poche un foulard.
IpINGESCO. Il est beau ce foulard, il a du chic !
KIRIAK. Pensez-vous, patron, rendez-moi ça, c'est le mien,
vous le reconnaissez pas ?
DUMITRAKÉ, éclairé. Hé, le diable t'emporte! Fallait le dire
plus tôt, mon vieux! À Ipingesco avec philo,fophie. Vous
voyez ... c'est ainsi qu'on perd la tête, quan,d on se fait
du mauvais sang !
IPINGESCO. Raison ! Ils partent tous gaiement vers le fond.
RIDEAU

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